Faute d’auteurs et d’éditeurs, le festival BD d’Angoulême n’aura pas lieu en janvier. Des centaines d’auteurs et des dizaines de maisons d’édition maintiennent leur boycott, dernière étape spectaculaire et historique d’une saga mortifère, très mal gérée par des organisateurs dont plus personne ne veut. RIP Angoulême?
Comme un festival de Cannes sans films ou une Foire du Livre sans livres. Si l’annonce n’est pas encore officielle – mercredi matin, l’organisation du festival déclarait encore espérer «que les discussions en cours pourront permettre de trouver une solution afin que se tienne l’édition 2026» –, il ne fait désormais guère de doute qu’il n’y aura pas de 53e édition du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême (FIBD): des centaines d’auteurs, mais aussi le Syndicat des éditeurs alternatifs (SEA) et le Syndicat national de l’édition (SNE) ont, dans la foulée de ce communiqué, maintenu leur boycott, et confirmé que c’est désormais l’ensemble de la profession qui renonce à donner corps au plus important événement public de ladite profession, lequel devait ouvrir ses portes le 29 janvier prochain.
Le conflit qui couve depuis des mois, voire des années, entre, d’une part, une grande partie du monde de la bande dessinée et, d’autre part, le gestionnaire du festival, la société 9e Art+ et son directeur Franck Bondoux, et désormais l’association fondatrice du festival elle-même, a atteint un point qui pourrait bien être de non-retour. Delphine Groux, fille du fondateur du FIBD et détentrice de la marque, en confirmant 9e Art+ comme gestionnaire de l’événement, après un appel d’offres très contesté, voire de façade, a mis en péril l’existence même du festival. Too much pour des auteurs, des éditeurs et de multiples associations qui demandaient au contraire un renouvellement (urgent) de la structure et de son incarnation, entachés par les affaires et le mépris affiché face à la fronde. Dès l’annonce, le hashtag #NoFIBD2026 a explosé sur les réseaux et les annonces de boycott se sont enchaînées et multipliées, promettant cette fois de réellement vider le festival de sa substance, à savoir ses auteurs.
On se dirige vers une 53e édition surréaliste et explosive, dont l’affluence sera le dernier juge.
Une organisation sourde
En France, dans la foulée d’Anouk Ricard, élue par ses pairs «Grand prix 2025», qui a annoncé il y a plusieurs semaines qu’elle renonçait à l’énorme et historique rétrospective à laquelle elle avait droit, au moins une trentaine de maisons d’édition indépendantes ont fait savoir qu’elles renonçaient à être présentes, dont L’Association, Cornelius, Çà et Là, 6 Pieds sous Terre, Misma, L’Articho… Des «petits» bientôt rejoints par les «gros» comme Albin Michel, Denoël ou Actes Sud, mais aussi Glénat, Dupuis, Dargaud, Casterman…Un mouvement de rejet auquel s’est ajouté un «Appel des Grands prix d’Angoulême» pour dire «d’une seule voix qu’il est grand temps de tourner la page 9e Art+ pour que le Festival retrouve, avec de nouveaux opérateurs, les valeurs qui ont construit sa notoriété internationale». Vingt-deux Grands prix ont jusqu’ici signé l’appel, soit la crème de la crème de la BD mondiale: Art Spiegelman, Chris Ware, Tardi, Blutch, Riad Sattouf, Lewis Trondheim, ou encore les Belges François Schuiten et Hermann.

En Belgique, ce sont Les Impressions Nouvelles, La 5e Couche, Fremok et L’Employé du Moi, soit l’essentiel des éditeurs représentés sur le stand Wallonie-Bruxelles, qui ont lancé le mouvement, en annonçant au WBI leur absence, et en résumant ainsi la triste situation: «Les griefs et les critiques se sont accumulés depuis des années, à l’encontre de 9e Art+, pour sa gestion humaine, artistique, commerciale: management toxique et turn-over insensé du personnel et des cadres, mépris des auteurices, partenariats public-privé et cofinancement des expositions promotionnelles par les éditeurs, mépris du public avec un coût du billet d’entrée de plus en plus prohibitif, prix exorbitant des tables, etc. A tout cela, l’organisation actuelle se montre obstinément sourde et méprisante, et elle le fait savoir.»
Une édition suspendue ou très (très) limitée
Cette fronde sans précédent, et peut-être mortifère, a en tout cas fait bouger les lignes comme jamais: Delphine Groux a finalement… annulé l’appel d’offres contesté, pour en annoncer un autre, auquel cette fois 9eArt+ ne pouvait pas candidater. Mieux: si 9eArt+ reste aux manettes des éditions 2026 et 2027, Franck Bondoux en était cette fois-ci écarté, dès maintenant; ses équipes devaient assurer sans lui la gestion du festival. Mais quel festival?
Cette dernière «offre» de 9eArt+ et du FIBD n’aura donc convaincu personne, ni les près de 300 autrices qui ont confirmé leur girlcott, ni les éditeurs alternatifs qui ont confirmé leur absence, ni le puissant SNE qui représente la plupart des gros éditeurs commerciaux et qui a finalement suivi le mouvement, enfonçant le dernier clou du cercueil du festival, version 9eArt+ et FIBD.
Les pouvoirs publics français, qui finançaient – jusqu’ici! – à hauteur de deux millions d’euros chaque édition du festival, ont désormais la main, probablement pour donner les rênes d’un «nouveau» festival à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image (CIBDI), déjà très active, et déjà sur le sol angoumoisin. Une prise en main qui ne pourra se faire au mieux que lors d’une 54e édition qu’on imagine toujours prévue en janvier 2027. D’ici là, la 53e édition n’aura pas lieu, ou sera fantomatique – avec un off et off du off, très alternatifs, qui aimeraient se maintenir, voire s’étoffer, et peut-être quelques expositions déjà montées. Sans doute pas de quoi convaincre, cette fois, les plus de 200.000 visiteurs qui, en trois jours, remplissaient bulles, restaurants et hôtels.
FIBD, 20 ans de casseroles
C’est en 2003 que Franck Bondoux, puis sa société 9eArt+, ont pris les rênes du festival d’Angoulême créé 30 ans plus tôt, pérennisant son succès populaire et sa renommée internationale, mais se mettant en même temps et petit à petit à dos une part importante de la profession pour ses choix artistiques ou commerciaux (avec un financement de plus en plus opaque et dépendant largement des pouvoirs publics et d’opérateurs privés) et le peu d’égards dévolus aux auteurs et autrices, pourtant indispensables. Un management discutable auquel s’est ajouté récemment un schisme plus générationnel et «politique» entamé avec l’exposition finalement annulée de Bastien Vivès et devenu définitif avec le renvoi, il y a deux ans, d’une employée pourtant victime d’agression sexuelle pendant le festival. Une convergence des luttes, professionnelles et plus «wokistes» mêlant boycott et «girlcott», qui brouille encore la lisibilité de ce conflit corporatiste qui échappe, pour l’essentiel et à tort sans doute, au grand public. La 5e Couche avait édité il y a deux ans Angoulême BD. Une contre-histoire, écrit, à charge, par Philippe Capart et Nicolas Finet. Rapidement épuisé, il est désormais gratuitement disponible en ligne, et surtout remis régulièrement à jour.