Le dessinateur Martin Panchaud: “La BD a surtout besoin de bons narrateurs”
L’infographie, et derrière elle, les intelligences artificielles sonneront-elles le glas de la bande dessinée? Fauve d’Or à Angoulême pour La Couleur des choses intégralement illustré par l’infographie, Martin Panchaud pense plutôt le contraire.
Pour beaucoup d’amateurs de “beaux dessins” courroucés, le ver est déjà dans le fruit: les (bonnes) sorties indés tenant plus de la souris que du crayon se multiplient. Par exemple, Dum Dum du Polonais Lukasz Wojciechowski (éditions Çà et là), qui ne travaille que sous autoCAD, ou Grandes kitty z97 d’EMG (Tanibis), tout en cubes numériques. Et on ne parle même pas de tout ceux qui s’expriment sur la Toile, tout en n’y connaissant que pouic en dessin… Le comble: le Festival d’Angoulême a remis cette année son prix le plus prestigieux à La Couleur des Choses, du Suisse Martin Panchaud (aussi chez Çà et là), un album entièrement composé de ronds, de traits et de pictogrammes et réalisé en DAO (dessin assisté par ordinateur). Mais si l’auteur helvète mène la souris mieux que le crayon, il manie aussi la bande dessinée mieux que personne. La BD serait-elle à ce point mourante? À en discuter avec Panchaud, on en vient à penser l’exact contraire: le 9e art se réinvente dans la data.
Comment vient-on à la BD en ne maniant que des outils d’infographie, et à en faire sans dessiner?
Martin Panchaud: Je faisais du DAO dans la section multimédia de mon école, mais qui possédait une section BD à la pointe, et j’ai été converti. J’ai découvert l’énorme potentiel narratif du médium, énorme, sans limites. Si tous les blockbusters américains ont d’abord été des BD, il doit y avoir une raison! Après mes études de graphisme, je m’y suis mis, en me demandant comment utiliser ces images, ces mots, ces cases, cette grammaire, mais différemment. J’ai un côté laborantin. Avec des amis, on a monté un petit labo, pour y mener des essais avec des photographes, des peintres… Mais moi, j’ai tout de suite été séduit par cet aspect minimal, lié au narratif. User d’un minimum de moyens pour obtenir un maximum d’émotions, de sens, c’est une quête. Et Chris Ware mais aussi le datajournalisme m’ont beaucoup inspiré. Je conçois l’acte de lire une image comme on lit un texte. J’adore aussi le jeu de collaboration que ce minimalisme installe avec le lecteur. Ça lui demande un peu plus de boulot, d’implication, que du dessin figuratif, mais ça rend aussi l’expérience plus personnelle. On doit y amener plus de soi.
Si tous les blockbusters américains ont d’abord été des BD, il doit y avoir une raison!
Martin Panchaud
Vous avez vous-même expliqué avoir été longtemps un grand dyslexique, avec peu d’accès au texte. Ce goût de la data viendrait de là aussi?
Martin Panchaud : J’en parle parce que c’est fondateur. Pendant dix ans, j’ai été face à du texte que je ne comprenais pas. On me répétait que le livre est un voyage, que le livre est la connaissance, mais je n’y avais pas accès! Par contre, je pouvais lire des images. Et je me suis rendu compte qu’avec le langage de la bande dessinée, je pouvais enfin accéder à ce monde narratif. Ma “radicalité” vient de là: je tiens la bande dessinée en très haute estime, parfois plus que d’autres collègues. J’ai passé dix ans de ma vie à expliquer que la bande dessinée avait au moins autant de valeur que le roman, voire un peu plus!
Ce qui étonne aussi, dans votre livre comme dans d’autres récits minimalistes et “infographiques”, c’est que l’émotion n’est pas absente. Au contraire, derrière le plastique froid, il y a un substrat extrêmement dramaturgique, plein d’émotions.
Martin Panchaud : Il ne faut pas confondre le véhicule et le voyage. On peut avoir une superbe Lamborghini et faire le tour du pâté de maisons, ou bien posséder une petite Twingo mais partir pour un voyage extraordinaire… Je me suis dit que ça ne servait à rien d’avoir inventé quelque chose d’efficace si c’était pour faire le tour du pâté de maisons! Je craignais que le livre tombe des mains du lecteur. J’avais donc besoin d’un récit avec une vraie densité littéraire. Une grammaire minimaliste oblige à densifier le texte et le propos. Beaucoup de bandes dessinées populaires sont parfois un peu courtes en bouche, ce que moi je ne pouvais pas me permettre.
Peut-on absolument tout raconter en se passant d’un “vrai” dessin, en passant uniquement par la data et le pictogramme?
Martin Panchaud : Il faut essayer en tout cas, c’est ce qui m’intéresse le plus! Quand j’ai commencé, j’ai travaillé sur une adaptation de Star Wars et là beaucoup m’ont dit: OK, ça marche, mais parce que c’est un univers hyper-référencé, avec des codes et des repères connus de tous. Ici, avec La Couleur des choses, je suis sorti de cet univers mais je reste dans des environnements connus ou reconnus: un parc, un supermarché, des bikers… Donc pour mon prochain récit, je travaille sur de la science-fiction: comment faire en sorte que le lecteur puisse imaginer tout un univers, des planètes, des extraterrestres, uniquement avec des couleurs et des formes? La SF, c’est vraiment un défi.
Mais vous comprenez les critiques parfois rudes du métier, à voir le Fauve remis à une œuvre tout en infographie?
Martin Panchaud : Je les comprends bien sûr, mais nous sommes en ce moment dans une période très particulière pour le monde de la création et des dessinateurs, qui se sentent menacés par les IA. Sur Internet, un dessin très maladroit peut obtenir beaucoup de visibilité… Mais je crois vraiment que la culture de la narration est particulière à l’être humain: raconter ce qu’on est à travers des histoires, on le fait depuis les peintures rupestres! Et quelque part, c’était déjà de la BD. La BD a surtout besoin de bons raconteurs d’histoires, parce que c’est avant tout un art de la narration.
MARTIN PANCHAUD – Bio express
1982 Naissance à Genève.
2016 Publie sur SWANH.NET une adaptation de Star Wars représentant 123 mètres de scrolling.
2022 Publication en français de son premier roman graphique La Couleur des choses (Çà et là), Fauve d’or au Festival d’Angoulême 2023.
2023 Participe à l’exposition collective Pop the Bubbles, Blur the Boundaries visible au Centre Culturel Coréen de Bruxelles jusqu’au 29/12.
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