«La Maison du canal», de Simenon, adapté par Edith et Bocquet: pas gai, mais vraiment réussi

La Maison du canal: Simenon revu par Edith et Bocquet. © DARGAUD /DR
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

José-Louis Bocquet et Edith adaptent avec brio un nouveau «roman dur» de Georges Simenon, peut-être son plus sombre. Une pépite de plus dans une collection qui fait honneur à la littérature dessinée.

La Maison du canal

D’Edith et Bocquet, d’après Georges Simenon, éditions Dargaud, 96 pages.

La cote de Focus: 4,5/5

Edmée a 16 ans à peine quand, à la mort de son père, elle doit quitter Bruxelles et s’installer chez des cousins qu’elle ne connaît pas, au fin fond de la Flandre grise, humide et brumeuse traversée de canaux. Le jour de son arrivée, le père de famille meurt à son tour, laissant une veuve, six enfants, des terres hypothéquées et cette cousine bruxelloise qui fait tache mais qui fascine, surtout les deux frères Fred et Jeff. Le premier est le playboy du coin (mais le coin est désert), aussi sensuel que paresseux; le second est difforme, bourru et bourreau de travail, mais capable de douceur, voire d’émotions.

Ces trois-là, entre attirance, mépris et manipulation, vont entamer un jeu extrêmement trouble, bientôt tragique. Car ici, dans cette maison du canal, n’attendez pas que le soleil ou l’espérance puissent déchirer le brouillard et la noirceur des âmes… «Roman dur» puisque sans Maigret, premier «roman libre» comme Simenon le nommait lui-même, et roman (très) noir tout court, cette Maison du canal écrite en 1933 fut un repère important dans l’œuvre simenonienne; son adaptation le sera aussi dans la collection de ses romans durs en BD, tant Edith et Bocquet sont au diapason de la petite musique du maître, tout en atmosphères lourdes. Pas gai, mais vraiment réussi.

Pas de hasard, et même des évidences. Pour l’auteur, éditeur, écrivain et scénariste José-Louis Bocquet, sa première fois avec Simenon, c’était en 1988 à France Culture: le très jeune journaliste qu’il est se voit confier une anthologie radiophonique de dix heures consacrée à Simenon. Problème, ou miracle de la vie qui le marquera profondément, il n’a jamais lu Simenon. Il en avale près d’une centaine en trois mois pour être prêt. Et devient accro. Il en tirera un bref roman (Radio Simenon, court et brillant texte réédité il y a deux ans à La Table Ronde), de multiples collaborations et même un mot personnel du maître, faisant de lui un membre privilégié d’un «cercle simenonien» dont la tâche consiste à faire perdurer l’œuvre, et lui ramener, encore et encore, de nouveaux lecteurs.

José-Louis Bocquet est accro à Simenon © Cecile Gabriel/DARGAUD
«Simenon a accompagné presque toute ma vie, je lui rend aujourd’hui un peu de ce qu’il m’a donné.»

«L’influence de Simenon a de très loin dépassé, chez moi, les opportunités professionnelles, raconte le scénariste et adaptateur de cette Maison du canal, après, déjà, Le Passager du Polarlys ou le «bio-graphique» Simenon l’Ostrogoth. Il est et est resté une profonde influence, entre autres avec cette idée que c’est en écrivant qu’on devient écrivain; pendant quatorze ans, j’ai vécu dans la campagne bretonne en ne faisant qu’écrire, avec une discipline de fer, proche de la sienne. Il a accompagné presque toute ma vie, je lui rend aujourd’hui un peu de ce qu’il m’a donné. Mais c’est pourtant Jean-Luc Fromental, et John Simenon, qui ont eu les premiers l’idée de cette collection. Jean-Luc et moi avons un peu le même profil, une proximité de lecteur et d’analyse avec son œuvre. En réalité, on se pose très peu de questions, on y va à l’instinct et dans le respect, en étant le plus « simenonien » possible: il faut, comme lui, écrire grandeur nature, et non plus grand que la nature, comme ça se passe parfois au cinéma. Jean-Luc et moi sommes des raconteurs de Simenon en bande dessinée, des traducteurs plus que des scénaristes, en passant « simplement » d’un mode d’écriture à un autre.»

 

Traduction en images

Simenon évoquait ainsi, dans la mécanique de son écriture, l’importance des «mots-matières», «des mots qui aient du poids». José-Louis Bocquet et l’extraordinaire dessinatrice Edith les ont donc remplacés par des «images-matières». «Dans le script fourni à Edith, je garde pour l’essentiel les mots de Simenon. Mais dès qu’il est dans la description, je ne les garde pas, mais je les lui fournis tout de même, écrits entre parenthèses, pour qu’elle puisse les traduire en images. Je connaissais Edith depuis longtemps, j’avais édité ses premiers récits dans les années 1980 aux Humanos (NDLR: dont Basil et Victoria, série pour enfants à succès, devenu film d’animation). On s’est revus presque par hasard dans la librairie de mon village. Pour cette collection, on ne voulait que des auteurs et autrices qui connaissaient déjà Simenon. C’était son cas, et elle voulait dessiner des canaux. John Simenon, le fils de Georges, a tout de suite pensé à La Maison du canal, un de ses romans emblématiques, dans lequel il s’affranchit de la mécanique policière et creuse la quintessence du roman noir social, dans lequel les statuts de coupable et de victime se brouillent. Quand Edith m’a montré ses deux ou trois premières planches, c’était plié. Elle avait tout compris.»

© DARGAUD / DR

A l’instar de Jacques de Loustal, Laureline Mattiussi, Yslaire ou Christian Cailleaux qui ont déjà sévi, avec bonheur, dans cette collection décidément classieuse, Edith a effectivement tout compris des atmosphères «simenoniennes», lourdes, brumeuses, anxiogènes ou troubles. Elle est la vraie bonne surprise de cet album en tout point réussi, elle qu’on n’avait plus lu depuis longtemps et qui, en tirant son trait vers un peu plus de réalisme, semble atteindre le sommet de son art, déjà très fin.

«On travaille aujourd’hui sur une première saison de huit albums», complète le «traducteur» heureux de cette impeccable Maison du canal. «Les prochains seront réalisés par Christian Durieux, Javi Rey et Jorge González.» Soit ce qui se fait sans doute de mieux et de plus élégant dans la bande dessinée contemporaine et «accessible» d’aujourd’hui. Un certain Georges aurait sans doute apprécié.

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