La double actu de Frédéric Jannin: une expo autour de Germain et nous… et un album en tant que musicien

Pour cliper son album Timeless Mess, Frédéric Jannin a utilisé l’IA.
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Dessinateur, auteur de bande dessinée, humoriste, musicien, homme de médias… Depuis près de 50 ans, Frédéric Jannin est partout dans le paysage culturel belge, et refuse de choisir son camp artistique, se consacrant tantôt à la BD, tantôt à la musique et tantôt à l’image, voire à tout en même temps. Un goût de faire et de se faire plaisir, quel que soit le support, qui s’incarne aujourd’hui dans deux expositions, bruxelloises comme lui.

La première présente les premières planches, réalisées à la fin des années 1970, de Germain et nous, la série-culte qu’il a menée près de quinze ans durant dans les pages de Spirou, figure de proue de ses références. La seconde donne à voir –sans oublier d’écouter!– les clips qu’il a créés avec des outils d’intelligence artificielle pour accompagner la sortie de son album Timeless Mess, déjà disponible sur toutes les plateformes avant sa sortie physique, et aboutissement de 30 ans de bidouillages musicaux entre jazz et prog-rock. Deux expositions qui permettent (enfin?) de voir plutôt l’artiste que l’amuseur. On retrouve à la Galerie Champaka le formidable dessinateur qu’il était et est encore, un des premiers à avoir fait la jonction entre l’école de Marcinelle de son maître et ami Franquin, et les dessins plus lâchés, plus adultes et plus «trash» d’une Bretécher ou d’un Reiser. Et on découvre dans Timeless Mess un musicien qui, pour une fois, a laissé tomber le nez de clown. Un peu à la manière de cet entretien dans lequel l’homme de 68 ans, ex-cinquième du quintet des Snuls, n’hésite plus, ou plus trop, à tomber le masque.

Le vernissage de votre expo-vente chez Champaka a été une très belle soirée. On avait rarement vu autant de gens contents et attentifs à ce qui est accroché au mur. Avait-on un peu oublié l’excellent dessinateur que vous êtes?

Il ne faut jamais croire qu’on a du talent. Pour ça, j’ai été complètement formaté par l’école de Marcinelle (NDLR: les «pionniers» du journal Spirou que furent Jijé, Franquin, Morris, Will, Roba, Peyo…): le premier qui essayait de se mettre en valeur, tous les autres se foutaient de sa gueule! C’est le cahier des charges, la base: il n’y a vraiment pas de quoi se vanter, de rien. Mais c’est évidemment très touchant d’avoir le retour des gens, et de voir leur plaisir à retrouver leurs émotions de petit lecteur…

Il y a ce coté madeleine de Proust, mais pas seulement. Il y avait vraiment quelque chose de très singulier dans votre trait, différent de vos prédécesseurs.

Avec le recul, je regarde ces dessins comme un lecteur désormais, je me dis «quel buté j’étais!» C’est très curieux. On pourrait croire que je ne doutais pas, mais ce n’était évidemment pas le cas. J’essayais de régler des problèmes très personnels: que faire avec les traits rondouillards de l’école de Marcinelle et mon envie d’être plus «trash»? Que faire avec ce que mon père (NDLR: prof de dessin à Saint-Luc, décédé en 1980) m’avait dit: «Arrête tout, nettoie ton regard et va voir des musées et des bons dessinateurs.» Pour l’académique qu’il était, les dessins dans Spirou, comme pour d’autres le rock, c’était moche ou vulgaire. Moi, je ne copiais que ça et je ne lui ai pas beaucoup obéi, mais j’ai commencé à beaucoup, beaucoup copier Sempé. Puis Bretécher, Reiser, Steinberg… C’est mon père qui m’amène à ça mais qui me dit aussi de ne pas me disperser, de faire une chose et de la faire à fond, pour ne rien regretter. Mais moi, à 15 ans, je m’étais déjà positionné par rapport aux regrets: c’est une bête maladie et je vais tout faire pour ne rien regretter et faire ce que j’ai envie de faire. Au bout du compte, le plus important, c’est avoir du plaisir. En souffrant peut-être parfois, mais le but, en ce qui me concerne, c’est vraiment avoir bon. Si d’autres ont bon aussi, ça me remplit de joie, mais ce n’est pas le but premier.

Vous étiez lancé pour faire carrière dans Spirou et la BD, mais vous avez effectivement choisi de vous disperser un peu. Vous preniez moins de plaisir dans la BD?

C’est mon coté «pilote automatique»… Avec Germain, ça m’amusait de devoir remplir une planche chaque semaine, de devoir me remettre à jouer avec la même boîte de jeux. J’ai retrouvé ça avec Le Jeu des dictionnaires à la radio, pour moi c’était un peu le même truc. Un jour, je n’étais même pas majeur, je me suis retrouvé chez Claire Bretécher, avec mon copain Gilles Verlant qui devait l’interviewer. Je me suis incrusté et je lui ai dit: «Je ne sais pas ce que je veux faire, j’aime la musique, j’aime le dessin.» Elle m’a dit tout de suite: «N’hésite pas une seconde, fais de la musique!» Le dessin, c’est très solitaire, tu passes des heures tout seul sur tes planches. Ce n’est que plus tard que je me suis rendu compte qu’en fait j’ai beaucoup pratiqué la musique de la même manière: seul dans mon coin! Peut-être ne me suis-je jamais senti complètement à ma place nulle part. Il n’y a que mon père, qui, sur son lit de mort, en voyant le premier album de Germain, m’a dit: «Ah! Ça devient une œuvre!» Pour moi, il délirait. C’était sans importance.

On peut aussi découvrir dans l’expo des dessins récents, pas narratifs, mais très graphiques, très épurés.

Le plaisir du dessin, je ne l’ai jamais perdu. Pour le moment, «j’ai bon» en dessinant les gens que je vois passer sous mes fenêtres. J’essaie de retrouver cette espèce d’état de grâce qui t’atteint quand tu as fait un trait, a priori le même, dix ou douze fois, mais qu’à la treizième ça te saisit et que tu te dis: «Ah! Celui-là, il fonctionne…» Je ne sais pas ce que je vais en faire, peut-être rien, mais j’ai bon! En revanche, c’est un vrai choc et une pure joie de voir, avec l’exposition, que d’autres yeux peuvent être touchés par ces dessins-là. Et je ne renonce pas non plus à la bande dessinée. Avec Gilles Dal, on a déjà imaginé quelques planches d’un ultime album de Germain avec les personnages devenus très vieux comme nous, et avec une position inverse aux origines: dans Germain et nous, «l’ennemi», c’était les adultes; désormais ce sont les enfants, qui nous culpabilisent sur tout!

J’ai vraiment vu ce que c’est que de pratiquer l’humour pour survivre.

Beaucoup de vos succès, en musique, en BD ou en télévision, ont démarré comme une blague. Les Bowling Balls, ce faux groupe inventé dans les planches de Germain devenu réalité, Zinno, le duo que vous avez formé avec Jean-Pierre Hautier et qui a connu de vrais hits…

Oui, mais c’est devenu une espèce de piège aussi, comme s’il fallait tout démarrer par une blague. Avec les Bowling Balls, un vrai faux groupe avec des fausses pochettes et des fausses pubs, ce qui était jubilatoire, c’était le canular, par le succès que ça pouvait générer. Ça, c’est aussi la faute d’Yvan (NDLR: Yvan Delporte, ancien rédacteur en chef de Spirou et «parrain» de Jannin dans le métier, en lui faisant faire ses premiers pas et ses premières planches de Germain dans le cultissime Trombone Illustré): il a été l’adulte qui me rassurait sur le fait qu’on pouvait ne pas devenir sinistre! Même quand il n’y avait pas de quoi rigoler, même après les drames, même après la mort de Bert (NDLR: Bert Bertrand, fils de Delporte, ami de Jannin et membre des Bowling Balls), ce fut un passionné qui remplissait son existence.

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C’est un cliché, mais les grands amuseurs sont aussi, parfois, de grands dépressifs, qui rient pour ne pas pleurer. Vous venez aussi de cette école-là…

J’ai connu ça avec Franquin, et avec Gotlib. J’ai vraiment vu ce que c’est que de pratiquer l’humour pour survivre. Je suis sans doute moi aussi monstrueusement dépressif, mais j’arrive encore à le bétonner (rires). Disons que je n’ai aucune possibilité de contredire quelqu’un qui trouve que la vie est une horreur. Au fond, ces gens-là ont raison, et c’est vrai que beaucoup de mes collègues d’amusement sont comme ça, usent de l’humour comme un refuge. Se foutre de la gueule de l’existence, c’est la seule survie, mais qu’est-ce qu’elle mérite d’autre? Moi, par exemple, j’ai souffert d’eczéma atopique toute ma vie, j’en ai eu fini il y a trois ans seulement. Pendant 65 ans, j’ai été terrorisé par tout ce qui pouvait me causer des lésions: transpirer, faire du sport, voyager… Ça m’a beaucoup formaté, je m’en rends compte maintenant que je peux manger des oranges et faire du yoga! Le gars qui avait peur de tout dans Germain, je me retrouvais beaucoup en lui.

Avec Timeless Mess, vous tombez un peu le masque. Ce n’est ni drôle ni parodique, même si vous ne pouvez pas vous en empêcher dans les clips que vous avez créés, souvent très drôles.

La musique, comme le dessin, a toujours été là. Ma mère m’a appelé Frédéric pour Chopin, et m’a collé derrière un piano dès l’âge de 4 ans, chez une vieille cousine qui ne se lavait pas très souvent et me menaçait de sa baguette à chaque mauvaise note, jusqu’à m’en dégouter. Le goût est revenu avec la musique populaire, le rock, le punk qui m’ont fait beaucoup de bien: on pouvait donc ne pas choisir et tout faire! Ici, ce sont des morceaux que je traîne de disques durs en disques durs parfois depuis des années et que je rechipotais à chaque nouveau synthé, nouveau logiciel ou nouveau chagrin d’amour. Mais Nicolas Vandooren, le musicien et ingé son avec qui on a fait le podcast Franquin par Franquin les a réécoutés, s’est pris au jeu et on a fini par remplacer mes fausses batteries et mes faux sax alto par des vrais. Mon copain Nicolas Fizman s’en est mêlé aussi. On est presque devenu un groupe. On pourrait même envisager un concert un jour. J’ai très peur de ça, mais j’ai envie d’avoir peur de ça.

Expo Germain et nous…

jusqu’au 29 mars à la Galerie Champaka, à Bruxelles.

Expo ARTificial Intelligence

pour découvrir les clips de Timeless Mess

jusqu’au 28 juin à la Seed Factory, à Bruxelles.




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