Dans la tête de Brecht Evens, pour la sortie de son nouveau livre Le Roi Méduse

© brecht evens/actes sud
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

L’auteur flamand le plus poétique et le plus pictural de la bande dessinée contemporaine frappe beau et fort avec son nouveau livre-monde. Le Roi Méduse mêle complotisme, relation père-fils, délires paranoïaques et incroyables recherches formelles. L’œuvre la plus singulière d’un auteur déjà unique.

Quand on lui demande l’impossible -à savoir pitcher en une seule phrase le contenu de son nouveau roman graphique Le Roi Méduse, d’un foisonnement saisissant-, Brecht Evens réfléchit, pèse ses mots, tire sur sa cigarette puis rigole un peu, comme il le fera souvent pendant cette conversation clopes-café que l’on tient sur la terrasse d’un bistrot de la rue Haute, à Bruxelles -Brecht, installé depuis plus de dix ans à Paris, est de passage à Bruxelles et en Belgique pour, “quand même”, passer un peu du réveillon avec ses parents. “Je le résume ainsi: un père éduque son fils dans une vision du monde complotiste. Mais je sais que c’est bien plus que ça.

Comme défi artistique, c’est bien plus intéressant de réveiller ces sensations de paranoïa chez le lecteur, plutôt que de les expliquer”.

© brecht evens/actes sud

Son cinquième roman graphique, attendu depuis cinq ans et Les Rigoles, marquera son œuvre autant que l’année BD qui démarre. Le Roi Méduse est une somme qui, avant même d’être lue, peut se feuilleter, se regarder et s’admirer sans comprendre. Cette première partie en 286 planches (!) d’un diptyque déborde d’abord et comme toujours de matières, de couleurs et de transparence, sa marque de fabrique, mais aussi, et pour la première fois avec une telle ampleur, d’inventions graphiques, esthétiques et formelles comme on n’en voit guère que chez Chris Ware, le trait de peintre en plus. Usant de toutes les techniques qu’il possède dans son incroyable boîte à outils de dessinateur (plume, marqueurs, pinceaux, feutres, crayons, gouache, aquarelle, eau-forte), Brecht Evens crée des images jamais vues, même chez lui, parfois d’une précision et d’une géométrie qu’on ne lui connaissait pas, parfois aux frontières de la figuration et de l’abstraction, mais toujours au service de son récit et de sa narration, tout aussi singuliers. L’auteur des Noceurs et de Panthère nous plonge cette fois dans la psyché d’un enfant de 10 ans effectivement éduqué par un père solitaire lui-même enclin à une paranoïa aiguë, nourrie de bouffées délirantes et de “délires d’interprétation” que l’auteur tente et parvient à traduire en dessins. Et pour cause: les délires qu’il a lui-même subis il y a dix ans sont à l’origine de son nouveau et inclassable chef-d’œuvre qui le voit “conquérir de nouveaux domaines plutôt que de grimper les marches d’une même échelle”. Explications.

Brecht Evens: “Pour ce livre, j’ai dû éliminer, éliminer, éliminer, comme je n’avais jamais dû le faire avant.”
Brecht Evens: “Pour ce livre, j’ai dû éliminer, éliminer, éliminer, comme je n’avais jamais dû le faire avant.” © Edouard Ducos

Comment est né ce Roi Méduse qui t’a demandé a priori cinq ans de labeur?

Brecht Evens: J’y travaille effectivement depuis que j’ai terminé Les Rigoles, mais les envies esthétiques qui habitent ce livre datent en réalité d’il y a dix ans. Je vivais un épisode dépressif assez profond et je me trouvais à Tokyo, quand j’ai moi-même vécu une expérience de bouffées délirantes, ou de délires d’interprétation comme je préfère les appeler. Je croyais que tout ce que je voyais autour de moi étaient des messages qui m’étaient personnellement adressés. Je me sentais observé par des entités secrètes ou connues, la réalité avait pris des dimensions nouvelles, j’étais en pleine paranoïa. Je rassure tout de suite: j’ai consulté depuis et c’est résolu, ça ne s’est jamais reproduit. Mais, et même si mon expérience a suivi un schéma assez classique pour ce genre de maladie, ce qu’on produit avec, en terme d’images, de sensations, est vraiment très intéressant. Une sorte de réarrangement des ingrédients que tu as en toi, qui vient se greffer à une phase presque maniaque très fertile, qui t’ouvre à plein d’autres connexions, philosophiques, religieuses, historiques, que tu n’avais pas et que tu n’auras plus. Depuis, j’avais envie de faire quelque chose avec ça, avec ces visions, ces impressions, mais je ne voulais pas faire un livre sur cette affliction clinique. Ça ne m’intéresse pas d’expliquer ce que c’est. Comme défi artistique, c’est bien plus intéressant de réveiller ces sensations chez le lecteur, de lui faire ressentir cette exaltation, cette paranoïa.

Pourtant, tu prends beaucoup de distances avec ta propre expérience tokyoïte. Le récit semble plutôt se passer dans la campagne ou la province française. Tu parles toi-même de “Da Vinci Code d’Armor” ou de “Vendée fort Vendetta”!

Brecht Evens: Au début, je suis parti sur cette mauvaise piste. J’ai pensé situer ce récit à Tokyo, mais j’ai vite compris que ça allait être ingérable: une ville aussi densément peuplée, d’une telle richesse visuelle, à laquelle j’allais devoir rajouter cent couches de fantasme… J’avais besoin au contraire d’une petite boîte, presque d’un huis clos, assez simple pour y mettre plein de complexité et de débordements. C’est là que je suis retombé sur une idée griffonnée quelques années plus tôt dans un de mes carnets, sans doute un exercice d’écriture pour l’école. L’histoire d’un petit garçon qui raconte son été, en mélangeant des éléments assez banals avec des choses très fantasques -or l’imaginaire d’un psychotique est assez proche de l’imaginaire d’un enfant, c’est juste une version plus sauvage. J’ai connecté les deux. User d’une petite personne permet aussi de faire paraître tout le reste plus grand, plus menaçant, plus mystérieux, à la manière des Hobbits dans Le Seigneur des anneaux ou des récits de Harry Potter, et de se rapprocher de la forme d’un conte avec ses ogres, ses enfants… Et là-dessus, j’ai voulu placer une véritable intrigue, un vraie mystère à résoudre, alors que j’étais moi-même à la recherche de solutions! Rédiger un livre -peint!- qui tient de l’enquête sans vraiment savoir où va la fin, c’est stupide! Pour ce livre, j’ai dû éliminer, éliminer, éliminer, comme je n’avais jamais dû le faire avant.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Tu confirmes donc qu’il ne faut pas lire Le Roi Méduse comme un récit autobiographique, même si, par exemple, le petit Arthur est un gamin qui apprend à s’exprimer par le dessin?

Brecht Evens: Ce n’est pas moi qui ferai l’analyse psychanalytique de mon récit, mais raconter ma vie ne m’intéresse pas. Il y a parfois confusion autour de cette notion d’autobio: la vie d’un auteur, c’est son frigo! Le lieu qui lui permet de ne pas partir au supermarché pour trouver des ingrédients à mettre dans son histoire. Ce sont parfois des petites choses, quelques éléments. J’ai justement dédicacé ce livre à mon père pour faire la distinction! J’ai une excellente relation avec lui et avec mes parents, ils m’ont toujours soutenu et sont mes premiers relecteurs. C’est d’ailleurs le deuxième livre que je fais où la mère est morte avant même de commencer, ce qui a fait tiquer la mienne. Mais c’est juste parce que j’ai une mère instinctivement très protectrice, c’est pour ça que je l’efface dès le départ. Elle m’empêcherait de faire avancer l’intrigue!

Le Roi Méduse (première partie)

****1/2 de Brecht Evens, éditions Actes Sud, 288 pages

Arthur, 10 ans, ne vit pas dans le même monde que ses camarades de classe. Le sien, il le voit à travers les yeux de son père. Un père resté silencieux et prostré des années durant, et qui soudain se réveille à la vue des dessins de son fils, et qui ne s’arrêtera plus de parler, jusqu’à sa disparition. Or, pour ce père sans visage, le monde n’est qu’hostilité et violence, menacé par un vaste complot qui implique tout le monde, de l’école aux voisins en passant, évidemment, par les médias. Telle est la réalité d’Arthur, pleine de bouffées délirantes, d’ésotérisme et d’instincts survivalistes nourris par des années d’entraînement en forêt ou dans leur appartement-citadelle. Des années qui ne seront pas vaines malgré leur évidente folie: lorsque le père disparaît, le fils va devoir se débrouiller dans cet univers absolument hors norme, et appliquer ce qu’il a appris pour, peut-être, le retrouver… Il fallait toute la liberté formelle, la créativité et l’expérience vécue de Brecht Evens pour faire d’un tel récit complotiste et réaliste un roman graphique d’une poésie folle, foisonnante d’idées et d’inventivité. Usant du jeu sous toutes ses formes comme principaux motifs visuels, l’auteur multiplie les expériences graphiques et narratives pour pousser sa créativité dans des recoins géométriques et symétriques jusque-là inexplorés et tenter de nous faire vivre ce que ressent le petit Arthur. Une expression des choses “en permanence réhaussée pour que ce soit aussi vibrant que la réalité”, et “qui réveille les émotions”, et qui voit surtout un auteur déjà singulier s’offrir un incroyable pas en avant,comme si j’étais passé d’une écriture jazz à celle d’un Philip Glass, plus composée, plus épurée, peut-être plus profonde”. Une écriture visuelle qui reste malgré tout éminemment spectaculaire, et assez stupéfiante.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content