Craig Thompson, une BD au goût de ginseng: « J’ai réfléchi aux plantes »

Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Vingt ans après Blankets, l’américain renoue avec l’autobiographie pour « emballer » dix années de recherches sur le ginseng, une plante aux racines et aux ramifications aussi denses et formidables que ce nouveau roman graphique.

À l’origine, Craig Thompson ne voulait ni d’un récit autobiographique, ni d’un gros roman graphique –il a déjà donné, et de quelle manière, il y a vingt ans avec Blankets, une oeuvre restée référence mais dont il connaît « le prix et la souffrance ». Son truc, c’était les plantes. « On vit une époque de désastre environnemental, de clivage très profond aux États-Unis, avec une destruction continue de la nature, qui sera pourtant notre seul sauveur » , explique l’auteur, en tournée pour quelques semaines en Europe. « Et j’en avais marre des narratifs centrés sur l’homme, je voulais revenir à la plante. Mais je ne suis pas botaniste, je n’ai pas la main verte, j’ai réfléchi aux plantes avec lesquelles je pouvais entretenir une forme d’intimité, et j’ai repensé au ginseng, et aux dix ans pendant lesquels j’avais passé les étés de mon adolescence à travailler dans des champs de ginseng au Wisconsin (exportés ensuite vers… la Chine, une anecdote parmi mille autres entourant cette plante à la fois traditionnelle et très prisée par l’industrie pharmaceutique, NDLR).

J’ai commencé des recherches, je suis très vite parti en Chine et c’était fascinant, la plante, son histoire, son importance dans les relations sino-américaines ou sur l’immigration, sur ses capacités médicinales, sur la manière dont le complexe militaro-agrico-pharmaceutique oppresse et contrôle toute la chaîne… J’ai fait des dizaines de rencontres, des heures d’interview, mais quand j’en parlais, je voyais que les gens s’ennuyaient, que ça ne les intéressait pas. Sauf quand j’expliquais que j’avais travaillé dix ans là-dedans. C’est là que j’ai compris que j’allais devoir lier tout ça à des éléments personnels pour agripper le lecteur. Pour rendre le sujet plus abordable, plus émouvant, plus profond aussi ». Quant au format, et cette « sale habitude qui me vient sans doute de la Bible que je devais lire quand j’étais gosse » de ne produire que de gros romans romans graphiques tous les cinq ou dix ans, avec la précarité économique qui accompagne ce choix encore radical, là aussi, Craig Thompson ne voulait pas.

« Je voulais au contraire renouer et rendre hommage aux comics que je lisais gamin et qui ont changé ma vie: aux USA, j’ai commencé à éditer Ginseng Roots comme un serial, avec des chapitres de trente pages. Mais après une vingtaine de numéros, j’ai relu l’ensemble et quelque chose n’allait pas. Il manquait un arc narratif pour tenir le tout. J’ai revu l’ensemble pendant un an, en retravaillant beaucoup de choses: le mal que j’ai à la main (une sorte d’arthrite sévère probablement due aux pesticides ingurgités pendant ce travail au champ, qu’il soigne aujourd’hui… au ginseng, NDLR) a été le plus gros ajout, il éclairait l’ensemble, à la fois documentaire, et personnel ».

Récit organique

Un an de travail qui s’ajoute aux dix autres qui auront été nécessaires à la réalisation de ce roman-monde a priori incongru (400 pages sur une plante!)… On comprend là l’implication, la minutie et le soin que Craig Thompson a porté à ce nouveau grand œuvre, et qui explose quasiment à chaque page de ce récit à la fois documentaire et intime: à une documentation extrêmement vaste et précise (« j’ai beaucoup pensé au travail de Joe Sacco« ) qui brasse très large dans ce qu’il y a à dire sur le ginseng, entre Histoire, ethnographie, botanique, économie et expériences humaines, Thompson mêle et confond sa propre existence, passée et présente, et le récit de sa propre vie compliquée, entre famille chrétienne traditionaliste, retour à la terre, isolement social et précarité.

Mais Ginseng Roots n’est pas Blankets ni même sa suite: « Là où Blankets m’a permis de sortir de moi-même et de l’existence qui m’était promise, Ginseng Roots m’a obligé au contraire à y revenir et à creuser plus profond, jusqu’aux racines. Je ne suis plus là pour régler des comptes, et je n’ai évidemment plus le même regard que celui que j’avais à mes 30 ans. J’essaye plutôt de comprendre. Sans cette histoire par exemple, sans ce chemin parfois douloureux, je ne serais pas devenu auteur de comics, ni qui je suis ». Une démarche d’une grande honnêteté intellectuelle –Craig Thompson ne s’épargne jamais– qui resterait stérile sans la manière, là aussi d’une grande maîtrise, d’une beauté et surtout d’une lisibilité impressionnante. Et ce malgré la densité du propos et l’entremêlement continu de ce double récit empreint de philosophie et de typographie chinoise– « Je voulais quelque chose de très organique, comme le ginseng, et comme mon cerveau fonctionne la plupart du temps: je pars toujours dans plein de directions en même temps, mais toujours en cherchant des connexions entre elles ». Des connexions entre plante et récit intime qui s’avèrent effectivement évidentes sous la plume de Thompson: cultiver le ginseng, et écrire un livre, « c’est la même chose. Ses filaments sont profondément ancrés. Il faut l’extraire avec précaution sous peine d’endommage les circuits et de provoquer une hémorragie de résidus empoisonnés ».

Ginseng Roots *****

de Craig Thompson

éditions Casterman, traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Licari-Guillaume, Laëtitia et Frédéric Vivien, 448 pages.

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