Ville fermée, scène ouverte
Cette rentrée, le Théâtre national révèle sur scène un secret d’Etat: celui de la ville russe d’Oziorsk, théâtre d’une catastrophe nucléaire sans précédent en 1957. Tout y est vrai, même ce qui est inventé.
En promenade sur Google Street View, les quelques images publiées par les internautes ne montrent pas âme qui vive à Oziorsk. Pas de travailleurs ou de babushkas immortalisés devant le pavillon à colonnes du parc, dans la forêt, au bar Chkalov ou dans la petite épicerie du Poisson rouge. Les plus de 80.000 résidents d’Oziorsk semblent avoir déserté les lieux. Ils ont été invisibles près de cinquante ans, ils le resteront. Car jusqu’en 1993, cette petite ville de l’Oural était dite « fermée ». Une bourgade secrète dans laquelle on n’entre pas, et dont on ne sort qu’avec un laissez-passer. Secret d’Etat oblige, Oziorsk et ses habitants n’ont pas été répertoriés sur les cartes. Alors, quand en 1976 un biologiste dissident du nom de Jaurès Medvedev révèle dans une revue américaine l’accident nucléaire qui s’y est produit vingt ans plus tôt, on l’appelle la « catastrophe de Kychtym » – la seule ville connue aux alentours.
Comme pour chacun de mes spectacles, tout est parti d’une indignation.
Fabrice Murgia
« C’était une époque où on ne posait pas de questions. » Sur scène et dans les casques spécialement mis à disposition des spectateurs pour l’occasion, c’est la voix du comédien Josse De Pauw qu’on entend. Dans La Mémoire des arbres, la nouvelle création de Fabrice Murgia au Théâtre national (dont il est aussi le directeur), il incarne Sergueï Lubinov, un amnésique qui tente de reconstituer le puzzle de ses fragments de souvenirs lors d’une répétition qui ressemble encore pour l’heure à un grand chantier. Il déambule un magnétophone à la main dans un laboratoire improvisé en appartement lugubre, en abord d’une forêt. « Je me souviens juste qu’on ne pouvait jamais sortir. Qu’il y avait des militaires et que la vie était belle. Qu’on ne manquait de rien. » Sergueï se rappelle aussi qu’il ignorait ce que ses parents faisaient la journée, au travail. Le texte du comédien est tiré presque mot pour mot d’extraits documentaires tournés par Fabrice Murgia et Dominique Pauwels, le compositeur de la pièce. Ils se sont rendus en Russie en janvier 2019. Il faisait -23 °C et les radiations dormaient sous le tapis de neige. Ils n’ont pas pu entrer à Oziorsk, mais ils ont eu l’occasion d’interroger en bordure de la ville ceux qui souffraient des mêmes maux que ses habitants. « Comme pour chacun de mes spectacles, tout est parti d’une indignation », raconte le metteur en scène.
Un paradis contaminé
Il découvre l’histoire d’Oziorsk dans un épisode d’Envoyé spécial. L’enquête alerte sur un nuage radioactif qui a survolé l’Europe en 2017, et qu’on soupçonne provenir d’un complexe nucléaire dans l’Oural. C’est la centrale de Maïak, à quelques kilomètres de la ville cachée d’Oziorsk. Difficile pourtant d’avoir des informations précises, tant cette bourgade russe demeure nimbée de mystère. On sait aujourd’hui qu’elle a marqué la course à l’armement nucléaire qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. La centrale de Maïak a été construite en quelques années, entre 1945 et 1948. Elle exige alors l’investissement total des hommes et des femmes, ingénieurs et ouvriers, qui donneront naissance à Oziorsk en même temps qu’à leurs enfants. On appelle d’abord la ville Tcheliabinsk-40, puis Tcheliabinsk-65, en guise de couverture, du nom de la capitale de la région. Et quand ses habitants en sortent, ils ne doivent mentionner à personne son existence. Ils répètent, quand on le leur demande, qu’ils habitent rue Lénine, à Tcheliabinsk. Une vingtaine de villes de ce type existent ou seront créées par la suite, en Russie, au Kazakhstan, en Moldavie, mais aussi aux Etats-Unis – les pionniers du concept de ville secrète qui cache une activité nucléaire.
Ils ont de la chance, en quelque sorte, les résidents d’Oziorsk. On appelle leur progéniture les « enfants chocolats », parce qu’ils ne connaissent ni le froid, ni la saleté, ni la famine. Ces familles sont choyées parce qu’elles gardent les secrets de Maïak et que pour la plupart, elles y travaillent. « Petite fille, je pensais que c’était partout comme ça, que c’était la norme. On parlait beaucoup de l’Union soviétique, de notre puissance, de nos bombes atomiques. Pourtant, je n’avais jamais fait le rapprochement avec notre ville », raconte Nadezhda Kutepova dans les gradins du National. Mais en grandissant, cette ancienne habitante devenue activiste comprend qu’elle vit en réalité dans un paradis empoisonné. Les uns après les autres, ses voisins, camarades et parents meurent. Du cancer, pour la plupart. Nadezhda commence à poser des questions, et découvre que son père fut liquidateur à Maïak, après un dramatique accident nucléaire survenu en 1957: une explosion chimique du réservoir des déchets de la centrale, qui classe la catastrophe juste après celles de Tchernobyl et Fukushima. Elle irradie un territoire de 800 km². 200 personnes décèdent et 10.000 sont à terme évacuées de 23 villages, qui seront ensuite détruits. Mais personne ne connaît alors les effets des radiations, dont les habitants sont exposés à une quantité parfois jusqu’à cinq fois plus élevée qu’à Tchernobyl. La Tetcha, la rivière qui coule à Oziorsk, et le lac Irtiach non loin deviennent des lieux parmi les plus irradiés au monde. Par le passé, on y a aussi déversé librement des déchets radioactifs. En 1967, le sort s’acharne: un autre lac se retrouve asséché et est à l’origine d’une tempête de poussière radioactive.
« Nadezhda, ça veut dire espoir »
« Mes proches étaient déjà morts. Il fallait que j’aide les vivants », explique Nadezhda Kutepova, désormais juriste spécialisée en droits de l’homme. Elle crée Planet of Hope, une association juridique qui vient en aide aux victimes de radiations, afin de leur permettre d’obtenir une compensation de l’Etat russe. Même si ces dédommagements ne dépassent guère une dizaine d’euros par mois – bien peu pour soigner des patients cancéreux -, les dossiers et les tribunaux lui donnent un sentiment de justice. Mais tous à Oziorsk ne voient pas le travail de cette activiste d’un bon oeil. Le sacrifice de leur santé relève d’une forme d’héroïsme, dans cette ambiance soviétique qui perdure dans cette région isolée. Ils sont le bouclier de la Russie. Et tant pis si on y meurt jeune. « J’ai décidé que ceux-là étaient aussi des victimes du système, comme les autres. Et je défendrai leurs droits, même s’ils ne le comprennent pas », assure Nadezhda. Les leurs et ceux des générations qui suivront. En 2013, la juriste porte ainsi devant une cour le cas d’une fillette de troisième génération d’irradiés, décédée. Pour les autorités russes, c’en est trop. Nadezhda Kutepova est accusée d’espionnage. Elle, un agent étranger, alors qu’elle est née dans une ville fermée? « C’est Kafka », lâche-t-elle. En 2015, elle fuit la Russie pour la France, où elle obtient pour elle et ses trois enfants l’asile politique.
Deux ans plus tard, Fabrice Murgia la contacte pour la première fois et lui propose de devenir l’assistante dramaturgie de la pièce La Mémoire des arbres. C’est sa quête, celle des habitants de la ville fermée et ceux tenus à l’écart du secret, mais pas des radiations, qui y est racontée en filigrane. « C’était important que Nadezhda communique dans l’écriture de la pièce la réalité des habitants de cette ville fermée. Pour nous, tout cela paraît terriblement exotique. Mais c’est une histoire réelle, actuelle, avec des victimes actuelles ». Le comédien principal Josse De Pauw plussoie: « Ça m’a beaucoup aidé de la rencontrer. Nadezhda, c’est la réalité. Elle nous fait prendre conscience que derrière la science-fiction, il y a des gens. » Alors, pour rendre le réel d’autant plus palpable, 500 casques sont distribués au public. On y entend Sergueï et le récit des habitants d’Oziorsk, au plus près. Le dispositif multimédia « à la Murgia » prend ici tout son sens: il pallie les limites du théâtre et brise le quatrième mur comme jamais. Il rend visible ce que nos yeux ne peuvent pas voir: les radiations et les histoires de ceux qu’elles traversent.
La Mémoire des arbres de Fabrice Murgia, et Cie Artara, avec Dominique Pauwels: au Théâtre national, du 12 au 22 septembre. www.theatrenational.be
Qu’elle ait le nez fin ou la baraka, l’équipe du Théâtre national s’attaque au thème du nucléaire au bon moment. Outre l’accident du 8 août dernier à Nyonioksa, en Russie, le succès de la série Chernobyl – considérée comme la meilleure de tous les temps par les internautes à sa sortie – a idéalement préparé le terrain à la pièce. Les premières scènes des deux oeuvres se font d’ailleurs écho. Un homme, sa solitude, un dictaphone et la réalité qui éclate. Autre point commun : toutes deux sont des fictions. Et dans le cas de Chernobyl, Yves Lenoir souhaite qu’on ne l’oublie pas. Ancien ingénieur et président de l’association Enfants de Tchernobyl Belarus, cofondée par le physicien nucléaire Vassili Nesterenko – l’homme au dictaphone dans la série -, il s’est rendu à Tchernobyl en 1988. Pour lui, le récit télévisé n’est rien d’autre qu' »un tissu de faits alternatifs, de contre-sens scientifiques, de falsifications de la chronologie, de contre-vérités politiques », écrivait-il en juillet dernier. Son article a soulevé de nombreuses réactions, dont celle d’Alain de Halleux. Pour ce chimiste nucléaire et cinéaste belge, qui a notamment signé le documentaire Chernobyl 4ever, « la série est très bien faite. Ayant été sur les lieux, j’ai été abasourdi par la manière dont ils ont réussi à les montrer tels qu’ils étaient. » Il souligne par ailleurs l’inspiration évidente tirée du livre La Supplication de Svetlana Alexievitch, journaliste biélorusse et prix Nobel de littérature. « Je trouve la critique très dure. Pour faire une bonne fiction, il faut pouvoir mentir ou trahir la vérité sur des points précis, tout au moins si c’est pour faire passer une vérité globale », estime Alain de Halleux. Une touche de fiction trahit-elle le réel? Un débat sans fin dont se passe largement La Mémoire des arbres, avec son récit au surréalisme assumé.
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