Théâtre canadien en Belgique: avec ou sans accent?

Five Kings: l'histoire de notre chute © Claude Gagnon
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Pas moins de quatre spectacles canadiens – dont trois québécois – déferleront bientôt sur les scènes belges. D’Olivier Kemeid à Wajdi Mouawad, une vague soulevée de l’autre côté de l’Atlantique qui n’a pas fini de nous revigorer.

« On dit toujours en boutade que ce qui lie un Belge et un Québécois, c’est la possibilité de dire du mal sur le dos des Français », lâche en riant Olivier Kemeid. Le dernier spectacle de cet auteur et metteur en scène, né à Montréal en 1975, est à lui seul une illustration des rapprochements et du sentiment de cousinage qui existent entre les francophones de Belgique et les habitants de la Belle Province: Five Kings, réécriture libre du Cycle des rois de Shakespeare (Richard II, Henri IV, Henri V, Henri VI et Richard III), est une ambitieuse coproduction belgo-québécoise avec un casting international de treize acteurs qui débarqueront prochainement au Théâtre de poche de Bruxelles après une tournée canadienne (1).

Pas de doute: Québécois et Belges francophones partagent beaucoup de similitudes. Ils vivent dans un pays à l’identité complexe, où coexistent deux langues principales, une latine et une germanique, et donc une double culture. Dans les deux cas, le français est minoritaire: environ 41% en Belgique et 22% au Canada. « Dans notre cas, notre quête identitaire se double en partie d’une résistance culturelle, poursuit Kemeid. On s’est souvent comparés au village des irréductibles Gaulois dans Astérix, mais c’est vrai qu’il y a une sorte de miracle dans le fait qu’à peu près 6 millions de locuteurs francophones existent encore sur un continent nord-américain qui compte plus de 300 millions d’anglophones. Et cela face au tank de la culture américaine. En termes historiques, cela tient presque de l’absurde. »

Machine de guerre

Dans les années 1960, au cours de la « Révolution tranquille », l’essor du nationalisme québécois est allé de pair avec la mise en place d’une politique culturelle solide qui a eu des répercussions dans le domaine théâtral. En 1965, on fonde par exemple le CEAD, le Centre des auteurs dramatiques. Basé à Montréal, ses missions sont de « soutenir, promouvoir et diffuser les écritures dramatiques francophones du Québec et du Canada ». C’est l’époque des premières pièces de Michel Tremblay (né en 1942), le père du théâtre québécois. « Avant Michel Tremblay, on considérait qu’il n’y avait pas vraiment de dramaturges québécois. Les Québécois montaient beaucoup de classiques français, et ils avaient le sentiment d’une espèce d’acculturation », explique le metteur en scène belge Michael Delaunoy. Directeur du Rideau de Bruxelles, il organisait, en septembre dernier, un focus sur le Québec dans le cadre du RRRR Festival, avec notamment cette soirée au titre éloquent: « Les nouvelles dramaturgies québécoises vont-elles conquérir le monde? » « Les auteurs québécois sont soutenus, poursuit Delaunoy. Ils reçoivent énormément d’aide pour la diffusion internationale. On est très en retard sur eux à ce niveau-là, en Fédération Wallonie-Bruxelles. Leur situation est beaucoup plus comparable avec celle de la Flandre. »

Autre atout de taille de la « machine de guerre » québécoise: la création, en 1975, du programme en « écriture dramatique » de l’Ecole nationale de théâtre du Canada. Passage obligé et fructueux d’innombrables auteurs, dont Olivier Kemeid. « Au Québec, on a une approche pragmatique de l’écriture. Cela fait une grande différence, qui nous rapproche des Anglo-Saxons, souligne-t-il. Le monde anglo-saxon considère l’écrivain comme un artisan, qui doit apprendre à façonner avec toutes sortes d’outils, les deux mains dans la glaise, et doit se méfier de tout ce qui serait d’inspiration divine. Combien de fois en France n’ai-je pas entendu dire: « Le don d’écrire, on l’a ou on l’a pas ». Un peu comme s’il fallait se mettre à genoux et attendre que l’inspiration vous foudroie! Chez nous, c’est l’inverse: on considère que c’est en écrivant qu’on devient écriveron. »

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Michael Delaunoy, qui présente prochainement Warda de Sébastien Harrisson, autre coproduction belgo-québécoise, au Rideau de Bruxelles (2) pose le même constat: « Ce qui rapproche les Québécois des Nord-Américains, c’est cette conscience que l’écriture se fonde aussi sur des techniques. Pour Warda, Sébastien a par exemple commencé par rédiger un synopsis, une méthode qui sera davantage associée au cinéma ici. Sébastien sait comment mener un dialogue, il a le sens de la punchline, il a cette science qu’on retrouve dans les séries américaines, qu’on aime et qui s’enseigne. »

Une approche résolument décomplexée, par rapport à une France ployant historiquement sous une tradition plus livresque, plus littéraire. « En France, avance Olivier Kemeid, il y a un vrai poids des grands marqueurs de la littérature. J’ai entendu des Français se référer encore à Claudel, se sentir écrasés par le monument Beckett, ou affirmer qu’on ne pouvait plus écrire après Koltès… Nous, ça nous faisait pleurer de rire! Au Québec, c’est impensable d’avoir cette réflexion-là, ça nous semble complètement absurde. Un peu comme si on disait que depuis Ronsard on ne pouvait plus faire de poésie! »

Avec ou sans accent?

Warda, dont l’action, impliquant un mystérieux tapis d’Orient, se déroule entre Londres, Paris, Bagdad, Québec et Anvers, a la particularité de mêler plusieurs langues et de réunir une équipe polyglotte, dont une néerlandophone et une anglophone installée à New York. En cela, la pièce reflète bien la progressive ouverture sur le monde des auteurs de la jeune génération québécoise. Ce qui ne doit pas faire oublier que, depuis les années 1960, la scène y est taraudée par une question d’importance: celle du style de français à employer – neutre, international ou québécois, il faut choisir. Michel Tremblay, le pionnier, a choisi. « Chums », « énarvée », « icitte », « niaiseuse », « entéka », « c’est le fun », « C’est ben sûr que j’prends d’la boésson! » « J’en prends pas gros mais ça me rend heureuse pareil! »: le texte des Belles-Soeurs (1965) constitue un exemple historique et emblématique. « Michel Tremblay a fait entrer le langage de la rue au théâtre, avance Olivier Kemeid. En rendant les frontières plus poreuses entre l’oralité et la scène, je crois qu’il a contribué à l’immense vitalité du théâtre québécois. »

Aujourd’hui, les jeunes héritiers de Tremblay s’appellent Fabien Cloutier, Etienne Lepage ou Annick Lefebvre. Dans son J’accuse, cette dernière ne recule en effet devant aucune expression typiquement québécoise, ni ne s’empêche aucune mention de lieux ou de personnalités locales. « Gommer tout ça pour tenter d’être universel, c’est de « la crisse de bullshit », déclare-t-elle d’ailleurs dans sa postface. Une référence juste n’empêche jamais la compréhension des enjeux réels quand la situation est forte. » Ne pas gommer, mais adapter : annoncé à Bruxelles la saison prochaine, J’accuse y sera monté au terme d’une résidence d’Annick Lefebvre en Belgique. Histoire de l’adapter un tant soit peu aux réalités belges, et de prendre le temps de trouver des équivalences aux énigmatiques « CLSC du 4201 Ontario Est », « deux filles le matin à TVA » ou « la Molson tablette en cannettes »

Olivier Kemeid, auteur et metteur en scène québécois.
Olivier Kemeid, auteur et metteur en scène québécois.© Annick MH De Carufel

Ce dilemme à l’écrit se pose aussi à l’oral, au niveau du jeu d’acteur: les comédiens québécois doivent-ils opter pour l’accent du cru, ou pour un français « neutre », semblable au français de France? « Pendant longtemps, nous avons connu une sorte de « racisme de langue », précise Kemeid, la soumission à un diktat de ce que devait être une pièce de théâtre québécoise teintée d’oralité à la Michel Tremblay. Pour jouer, il fallait avoir cet accent-là et ça éliminait d’office beaucoup d’acteurs d’origines diverses. » C’est là un des paradoxes du Québec: une province tentée par un certain repli protectionniste qui se veut aussi indéniable terre d’accueil, prête à laisser à ses ressortissants d’origine étrangère la possibilité d’occuper les plus hautes sphères artistiques. En littérature, on pourrait citer l’écrivain haïtien installé à Montréal Dany Laferrière, reçu à l’Académie française en mai 2015, ou le poète Rodney Saint-Eloi, lui aussi haïtien. En théâtre, si le cas d’Olivier Kemeid, né d’une mère québécoise pure souche et d’un père égyptien, ne vaut « qu’à moitié », celui de Wajdi Mouawad est éclatant. Cet auteur et metteur en scène né au Liban et arrivé à Montréal en 1983 est devenu une figure de proue des scènes québécoises dans les années 1990 et 2000 avant d’exporter ses pièces jusqu’au Festival d’Avignon, dont il a été – consécration ultime – l’artiste associé pour l’édition 2009. Son dernier spectacle, le seul en scène Soeurs porté par Annick Bergeron, débarque enfin en Belgique, prochainement au Théâtre de Namur (3).

« Il y a toujours un manque flagrant de diversité culturelle sur nos scènes et chez les auteurs au Québec, mais il y a une vraie prise de conscience de cela ces dernières années », conclut Olivier Kemeid. « On sent qu’il y a un changement et ça fait du bien. » En 2014, l’artiste d’origine iranienne Mani Soleymanlou (certains en parlent comme du « nouveau Wajdi Mouawad ») a ainsi récemment créé Trois, choc salutaire pour le Québec. Dans ce spectacle, il réunissait plus de 40 acteurs québécois de diverses origines autour de la question de l’identité. Le dernier à prendre la parole sur scène était un autochtone, Amérindien membre d’une population présente depuis la nuit des temps mais à la voix quasiment ensevelie…

Impossible, enfin, de terminer ce périple outre-Atlantique sans faire un détour par le théâtre canadien anglophone, plus poreux aux influences de son ogre de grand frère, les Etats-Unis. Il est actuellement possible d’y goûter à Bruxelles, au Théâtre Le Public, à travers la création en français d’Une veillée de Gary Kirkham (4). Les deux formidables acteurs belges Brigitte Dedry et Alexandre Trocki y relèvent le défi, selon les mots de la metteuse en scène Virginie Thirion, de « faire passer l’humour du texte sans rien perdre de la singularité de la situation ». La pièce, de tradition réaliste, connaît effectivement une scène d’ouverture pas banale : un couple vivant au milieu de nulle part découvre sur son terrain un mort toujours attaché au siège d’un avion qui vient de se crasher… Une veillée réussit la gageure de donner le sentiment des grands espaces dans une salle aux dimensions restreintes grâce à une ingénieuse scénographie, et ne crache pas sur une portion de nonsense typiquement anglo-saxon, sketch des Monty Python inclus. Autre signature, indéniable, du Canada.

(1) Five Kings. L’histoire de notre chute, au Théâtre de Poche, à Bruxelles. Du 19 au 23 avril. www.poche.be

(2) Warda, au Rideau de Bruxelles. Du 14 avril au 4 mai. www.rideaudebruxelles.be

(3) Soeurs, au Théâtre de Namur. Les 12 et 13 avril. www.theatredenamur.be. Au Palais des beaux-arts de Charleroi. Les 15 et 16 avril. www.pba.be

(4) Une veillée, au Théâtre Le Public, à Bruxelles. Jusqu’au 30 avril. www.theatrelepublic.be

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