Série ville et livres (3/7): Londres, alerte au smog

C’est la ville-monde par excellence, une tour de Babel des temps modernes. Ses mensurations donnent le vertige: 10 fois plus étendue et 4 fois plus peuplée que Paris, qui n’est pourtant pas un nain démographique. Traverser Londres, c’est faire le tour de la planète: flirter avec le sous-continent indien du côté de Brick Lane et Spitalfields, à l’est, ou s’envoler pour les mers chaudes des Caraïbes en poussant jusque Brixton, tout au sud.

Si le coeur de la capitale britannique bat à proximité de ses quartiers les plus visités, de Soho à Covent Garden en passant par Piccadilly, ses poumons eux sont disséminés aux 4 vents, bien au-delà de la ligne d’horizon touristique. Londres ressemble à une poupée russe. Un quartier en cache toujours un autre. Ignorer cette géométrie plane, tentaculaire, c’est passer à côté de la réalité de cet énorme puzzle sociologique.

Pour un écrivain, ce réseau de surface chamarré et cosmopolite, véritable creuset d’identités et de langues, c’est évidemment du pain bénit, du carburant hautement inflammable pour l’imagination. Voilà pourquoi autant d’auteurs se sont assis à la table du banquet.

Chaque parcelle du grand Londres a sa couleur, son parfum, son histoire, qui entre dans la composition chimique de cet organisme aussi opaque qu’une Guinness. Pour ajouter encore à l’effet de surprise, les nuances de cette toile de fond sont comme décuplées par un tempérament insulaire qui fait se côtoyer, dans un climat forcément électrique, l’excentricité la plus intrépide avec la tradition la plus désuète. Symbolisés par les punks d’un côté, la monarchie de l’autre. Choc visuel de tous les instants assuré…

Si l’on excepte le projet pharaonique de Iain Sinclair, cet arpenteur infatigable qui a tenté de décoder la syntaxe londonienne dans son ensemble en parcourant à pied (!) son orbite de bitume la plus éloignée, soit les 188 kilomètres de la M25 -une randonnée à la marge nourrie de poésie et d’érudition pop qu’il relate dans London Orbital-, les écrivains du cru se bornent généralement à croquer quelques miettes du gâteau.

Chaque livre nimbé de smog lève ainsi le voile sur une pièce de la maison. Mais ne donne pas à voir l’ensemble, trop vaste, trop labyrinthique pour être enfermé dans un seul récit. Au gré des affinités, on peut escalader le colosse par la face est avec Monica Ali sur les traces d’une Cendrillon exilée du Bangladesh, entre odeurs de curry et métissage à grande échelle (Sept mers et treize rivières). Ou creuser son centre de gravité, pour une balade macabre le long de la Tamise, colonne vertébrale de la mégapole, dans le sillage de William Boyd (Orages ordinaires) ou pour prendre le pouls de la jeunesse arty et fauchée qui zone dans les entrailles de Bermondsey avec la bénédiction de Jonathan Coe (Les nains de la mort). Et ce n’est là qu’un petit échantillon. J.G. Ballard, Hanif Kureishi, Zadie Smith ou Maggie O’Farrell dévoilent avec autant de finesse les autres facettes du rubik’s cube anglais.

Les nerfs à vif

Si Londres ne se laisse pas mettre en cage, rien n’empêche par contre d’en prendre la mesure par la métaphore. Métaphore de l’Occident à bout de souffle. Comment? En faisant bouillir dans la marmite toutes les angoisses contemporaines, dont la gamme s’est singulièrement enrichie depuis le 11 septembre. A ce petit jeu, Ian McEwan a mis les petits plats dans les grands en 2005 avec Samedi (Folio).

Dès le départ de ce roman à la perversité toute hitchcockienne, on sent que quelque chose cloche. Le héros, neurochirurgien réputé à qui tout sourit, ne le sait pas encore quand il se réveille sans raison au milieu de la nuit, mais il est sur le point de passer une sale journée. Le programme s’annonçait pourtant pépère: partie de squash avec son collègue, quelques courses pour le dîner du soir, visite à sa vieille mère. C’était sans compter sur une manifestation contre la guerre en Irak qui allait bloquer tout le centre-ville, et sur cet accrochage avec une BM remplie de loubards. Petites causes, grands effets. En tirant simplement quelques mauvaises cartes, Henry Perowne voit sa vie dorée sur tranche basculer dans le cauchemar. Et le cocktail violence urbaine-terrorisme-naufrage planétaire frapper sans ménagement à sa porte.

Portrait en creux d’une époque au bord de la crise de nerfs, Samedi tire parti de l’écheveau londonien, dont le cosmopolitisme prononcé, la mixité culturelle et le vacarme permanent donnent du relief à ce scénario catastrophe.

Le style distancié et le substrat politique épicent cette descente en enfer. Le message de McEwan est clair: la sphère privée n’échappe plus au bruit et à la fureur du dehors. La question n’est plus de savoir s’il y a une bombe. Mais quand elle va exploser…

Laurent Raphaël

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