Série ville et livres (2/7): Berlin calling

« Marie NDiaye et moi avons taillé la route, et notre carburant n’était nullement la peur mais un violent dégoût. » Nous sommes à Paris en novembre 2008, sa célèbre romancière de compagne vient de recevoir le Goncourt pour Trois femmes puissantes et Jean-Yves Cendrey déverse sa bile sur le site du magazine Rue89. Il explique pourquoi ils regagneront Berlin, leur patrie d’adoption depuis 2007, le pied au plancher. Le couple français est alors en pleine -fausse- polémique, Marie NDiaye ayant exposé dans une interview aux Inrocks les raisons de leur exil dans la capitale allemande suite à l’élection de Sarko et d’une atmosphère française de flicage démago qui les étouffait. Berlin, asile politique? Jean-Yves Cendrey entretient avec la ville une relation un peu plus tordue que ça. Une histoire de haine et de passion. Qui a ses embranchements littéraires. En 1993, le romancier s’installe à Berlin. Une expérience dont il expose le moteur dans un livre-carnet pessimiste, Oublier Berlin (POL, 1994): « La curiosité. Oui. Pas la même que pour Rome hier ou Barcelone avant-hier. Aucune excitation géographique ce coup-ci. Curiosité sociale avant tout. » Cendrey débarque dans une ville réunifiée mais furieuse, se frotte à la terreur quotidienne, entre violentes agressions racistes et ambiguïtés du gouvernement. Après moins de 6 mois, il tourne le dos à Berlin, ses lignes grises, son architecture plombée et ses habitants maussades, se faisant la promesse de l’oublier à jamais. « On se fâchait avec Berlin comme on se fâche avec une personne qu’on a aimée mais qui est en train de tourner très mal et qui n’entend plus rien. » En 2007, Berlin se rappelle à lui. L’aguiche, le défie à nouveau. Fatigué de la politique française, Cendrey se dédit. Cède à une ville apaisée avec femme et enfants. Et n’en décolle plus.

Honecker 21 est, à plus d’un titre, le produit de la berlinisation du romancier. Une rupture dans son travail romanesque. Un passage à la fiction pure après une habitude de récits mélangés d’autobiographie. Une expression de son rapport à sa ville d’adoption. Dans le roman, Matthias Honecker est l’employé berlinois moyen d’une compagnie de téléphonie compétitive, qui passe ses jours à s’aplatir devant un boss odieux et ses nuits à être à la hauteur d’une femme belle et cultivée qui l’a ouvertement choisi pour sa malléabilité. Suivant sa conviction –« L’homme moderne est plus à chercher à Berlin qu’à Paris »-, Cendrey trouve en Honecker le représentant d’une génération nouvelle issue du Berlin alternatif des années 70, l’échantillon du trentenaire parfaitement de son temps -le nôtre. A l’image d’un roman qui consomme exclusivement du présent. « Et tant pis si la vérité exigerait en fait l’emploi seul du passé. On la saura bien assez tôt. » Honecker 21 est une mise sous cloche où ne circule que l’air du siècle du même nombre -le XXIe. A l’intérieur, on passe d’ailleurs sans transition du chapitre 19 au 21 comme on survolerait un siècle en douce -le XXe. L’Histoire est un temps révolu. Celui d’une « époque improbable où la guerre était froide et ses parents amoureux ». Et si le patronyme Honecker ramène immanquablement à l’un des plus épouvantables dictateurs de la RDA, Cendrey préfère en référer au nom épinglé sur la poitrine d’une employée du supermarché où il a ses habitudes… Belle image pour un roman qui relève la gageure d’explorer l’Allemagne essentiellement à travers rouages et confort domestiques. Les petites contrariétés d’Honecker sont celles d’un monde qui tourne à vide, au rythme de l’obsolescence programmée, des incidents matériels et de services après-vente dirigés par un sens du grotesque qui confine à l’absurde (voir l’épisode hilarant au supermarché Karstadt).

Berliner Funkturm curaçao

Citoyen jeté dans la fosse d’un monde rompu au libéralisme et à la performance, Honecker voit ses traits tirés reflétés dans les murs de sa cité. Une capitale dont les artères se mettent à ressembler à d’autres, entre relents d’un passé trouble, vraie gentrification et illusions de mondialisation: « Ce serait bientôt la Wilmersdorfer, la rue en vogue, celle où la boule des démolisseurs fait tomber les bâtisses disgraciées trop vite sorties d’une terre mêlée de décombres -briques calcinées et stucs en miettes, tessons de tuiles et bouts de bombes. C’est le quartier qui tombe et se relève une seconde fois en soixante ans, celui qui marche de nouveau. Les bazars turcs y sont alertes, ça roule pour le donut, l’écran plat, le prêt-à-porter cosmopolite, les delikatessen et le poisson fumé de chez Rogacki. » Honecker vit dans un Berlin presque interchangeable. Certes on y engouffre des jattes de bortsch et des beignets en les arrosant d’une Radeberger glacée, certes on y fréquente le Paris-Bar après s’être montré à un spectacle d’avant-garde à la Schaubühne, on y encourage le Hertha-Berlin et on s’y souvient de Rosa Luxemburg. Mais la ville est comme désincarnée, silhouette prise dans un béton un peu anonyme et égalisée par des symboles de consommation partagés: « Il regarda Berlin au crépuscule, pareil à une tache huileuse sur la nappe blanche que le redoux mettait en lambeaux, avec le galbe bleu de la Funkturm qui semblait figurer la bouteille de curaçao que personne ne boirait (…). » Les pages les plus fortes du roman se trouvent en altitude, quand Honecker gagne son refuge solitaire sur le site de Teufelsberg. Le sommet artificiel, composé des vagues de gravats successives de la Seconde Guerre mondiale, lui offre, passé les barbelés, des visions saisissantes du Berlin d’aujourd’hui. Rides ouvertes du passé comprises: « Il y a tant de ferraille oxydée au pourtour des mares que bêtes et plantes sont couleur de rouille (…). C’est plein d’éclats de shrapnel et de médailles pieuses, plein de boucles de ceinturon. La brume y est constante, poisseuse, et de fauve à moutarde, comme encore chargée d’ypérite. » Un site repris à l’Histoire et rendu aux Berlinois. Tout à l’image d’un roman qui ne craint pas de s’asseoir sur les décharges du passé pour mieux guetter le présent. Quitte à ce qu’il s’apparente, comme pour notre anti-héros, à une fuite noirissime et sans retour à travers bois.

Ysaline Parisis

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