Niki de Saint Phalle, esthétique du rapport de force

Lili ou Tony, 1965. © 2018 NIKI CHARITABLE ART FOUNDATION - PHOTO: ANDRÉ MORIN / COURTESY GALERIE GP & N VALLOIS, PARIS
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

À Mons, la rétrospective du BAM prouve que Niki de Saint Phalle, loin de la désinvolture derrière laquelle elle se cachait, laisse une oeuvre marquée par la violence, la domination et la colère.

Le 12 février 1961, le dos voûté et la mâchoire contractée, Niki de Saint Phalle, qui a alors 30 ans, ferme un oeil et ajuste le canon de sa carabine. Ayant bon nombre de comptes à régler, elle est bien décidée à ne pas manquer la cible. Sur le point d’appuyer sur la détente, celle qui sera un jour la femme du sculpteur et peintre suisse Jean Tinguely ignore que le coup de feu qui suivra va la propulser à l’avant-plan de la scène artistique internationale. Elle ne sait pas davantage que l’action de la gâchette lui permettra d’accéder au cénacle des figures marquantes de l’histoire de l’art mondiale. Cela fait un moment, depuis 1953 pour être précis, que la jeune femme, qui a divorcé un an plus tôt de l’écrivain Harry Mathews (lui laissant la garde de leurs deux enfants), a décidé d’embrasser une carrière artistique.

Un séjour à l’hôpital pour profonde dépression, traitée à coup d’électrochocs, est à l’origine de cette révélation. Après s’être essayée à la peinture, faisant son miel de la grammaire formelle propre au Nouveau Réalisme, à savoir les résidus de la société de consommation, celle dont le vrai nom est Catherine Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle a soif d’explorer d’autres formes d’expression. Pour ce faire, elle a composé des tableaux-reliefs recouverts de plâtre blanc. Ces assemblages dissimulent des poches contenant de la peinture mais aussi des oeufs, des pâtes alimentaires et des objets trouvés. A l’arrière de l’impasse Ronsin, à Paris, dans un terrain vague, Niki met en joue ces toiles immaculées. La violence des Tirs (du nom de cette série d’oeuvres) menés en rafale résonne encore aujourd’hui. Pour cause: le résultat est somptueux, une explosion lyrique, quasi « tachiste », mêlant dégoulinures et textures.

Si les Tirs vont connaître une telle postérité, ce n’est pas seulement en raison de leurs spectaculaires contours matiéristes. Non, autre chose s’y joue. La plasticienne s’en sert comme d’un moyen cathartique pour déverser la colère qu’elle a accumulée. La révolte en question s’adresse à une société tout entière. « Elle a très vite pris la mesure d’un système dans lequel les femmes n’avaient pas les mêmes possibilités que les hommes, cet état de fait lui était intolérable. Elle porte également cette problématique à un niveau politique, incorporant les visages des politiques dans ses oeuvres. Khrouchtchev, Kennedy, de Gaulle… tous les acteurs de la violence institutionnalisée », explique Kyla McDonald, la commissaire de la rétrospective organisée aux Beaux-Arts de Mons intitulée Ici, tout est possible. Loin de régler uniquement ses comptes avec le modèle patriarcal, Niki de Saint Phalle entend également donner le change aux figures machistes, façon Jackson Pollock, de l’ action painting américain. « Il y a une volonté de les défier sur leur propre terrain… tout en maniant une arme à feu, objet associé à la virilité », poursuit la curatrice qui a organisé, en 2008, une rétrospective de l’artiste franco-américaine à la Tate Liverpool.

Autoportrait (Self-Portrait), circa 1958-1959.
Autoportrait (Self-Portrait), circa 1958-1959.© NIKI CHARITABLE ART FOUNDATION, ALL RIGHTS RESERVED

Mais il existe une blessure plus profonde encore qui motive sa haine et l’incite à faire dégouliner la couleur comme on saignerait quelqu’un. Ce drame-là est de ceux que les familles étouffent volontiers par peur du scandale. A 11 ans, Niki a été abusée par son père, André Marie Fal de Saint-Phalle, banquier de son état. De cette fêlure, étrangement, l’exposition montoise ne dit pas un mot. Elle est pourtant à l’origine de son art, vécu comme un cheminement vers la guérison. Cette démarche est inscrite à même les pièces de cette époque car, en tirant et faisant éclater les bas-reliefs, la créatrice donne naissance à une oeuvre. Un paradoxe qu’elle aura soin de consigner dans l’un de ses ouvrages autobiographiques: « Il existe dans le coeur humain un désir de tout détruire. Détruire, c’est affirmer que l’on existe envers et contre tout. »

Féminin pluriel

Pour Kyla McDonald, l’oeuvre de Niki de Saint Phalle est d’une actualité totale: « Elle se débat avec les mêmes questions qui refont surface aujourd’hui. Soixante ans plus tard, le droit pour une femme à disposer de son corps est encore contesté. Elle a posé les bases d’un combat qui se perpétue sous la bannière de l’hashtag #MeToo. Elle est d’une opiniâtreté sans équivalent. Entre les lignes de sa vie et de son oeuvre, elle fait passer le message qu’il ne faut jamais abandonner le combat. » Fort de cette logique, le parcours de l’exposition suit la chronologie du combat de l’intéressée, celui d’une femme qui voulait se faire l’égale des hommes, et dont la colère se poursuit au-delà des Tirs.

On pense notamment à une remarquable sculpture comme La Mariée (1965), qui donne à voir une femme en robe blanche dont la tête petite et le corps immense l’apparentent à un insecte, un insecte à la peau duquel colle un système de valeurs oppressant, entre gestion du quotidien domestique et soin apporté aux enfants qui la vampirisent. Le contraste entre la blancheur de la représentation et le caractère grossier de la réalisation n’est pas sans émouvoir, on peut y lire tout le décalage entre l’être profond et la caractérisation venue de l’extérieur.

Idem pour Autel des femmes (1964) qui mêle mariées et parturientes dans un destin tragique traversé d’objets menaçants. Ce n’est qu’avec les fameuses Nanas, ces silhouettes ludiques et colorées, « hymnes à la féminité » qui ont parfois éclipsé le caractère sombre et torturé de son travail, que le visiteur prend la mesure d’un relatif apaisement. Il reste que ces poupées n’en sont pas moins significatives d’une revendication identitaire, elles qui, du fait de leurs dimensions, « occupent l’espace », parfois en ne manquant pas de suggérer l’inacceptable. A ce titre, on ne peut que rester bouche bée devant l’évocation d’une oeuvre comme Hon/Elle montrée pour la première fois le 3 juin 1966 au Moderna Museet de Stockholm à l’initiative de l’excellent directeur Pontus Hultén (il avait eu la belle intuition de laisser carte blanche à l’artiste). Cette sculpture monumentale, métaphoriquement indépassable, a été réalisée par Jean Tinguely et Per Olof Ultvedt d’après une maquette de la plasticienne. Jambes écartées et genoux relevés, l’oeuvre s’ouvrait au public par une entrée située à hauteur du… vagin. Une certaine idée de la profanation. Enfin, il ne faut pas manquer de découvrir les différentes oeuvres qui jalonnent le centre-ville de Mons, des environs immédiats du BAM au parc du Beffroi, en passant par le Jardin du Mayeur: elles disent la volonté de puissance d’une artiste qui, après avoir échappé à tous les rapports de force, même les plus intimes, s’est rêvée plus forte que la ville. Tant mieux car, entre ses mains, l’urbain renoue avec son humanité.

Niki de Saint Phalle. Ici, tout est possible, aux Beaux-Arts de Mons (BAM), à Mons, jusqu’au 13 janvier prochain. www.bam.mons.be.

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