Laurent Raphaël
Mise en jeu
L’édito de Laurent Raphaël
C’est un peu la revanche du paria. Longtemps, le jeu vidéo a traîné une réputation sulfureuse qui ne l’empêchera toutefois pas de coloniser les chambres d’ado puis beaucoup plus tard les salons. Ça n’a l’air de rien mais c’est un peu comme si on faisait entrer le loup dans la bergerie et que c’était les moutons qui lui tenaient la porte… Il y a quelques années encore, on prêtait aux jeux tous les maux de la jeunesse. Comme de favoriser la sédentarité, et donc aussi l’obésité, ou de freiner le développement cérébral, ou encore de pousser les plus fragiles à reproduire en vrai les comportements déviants dont se gavent certains titres. Il aura fallu attendre que la première génération de baby-gamers arrive aux… manettes pour voir le vent tourner. Même si le sujet reste sensible. En 2008, les parents ne sont pas montés au créneau pour s’extasier devant les graphismes réalistes et la mécanique innovante de GTA IV, ils ont d’abord jeté l’anathème sur l’immoralité et l’apologie de la violence qui jalonnent un jeu anxiogène, d’ailleurs déconseillé aux moins de 18 ans. Pas de quoi retarder là non plus la sortie du purgatoire.
Non content d’être le premier produit « culturel » au monde devant le cinéma et la musique, le jeu vidéo a aussi droit à une forme de reconnaissance. Témoin, cette exposition au Grand Palais à Paris, plus habitué à dérouler le tapis rouge aux Picasso, Monet et Anish Kapoor qu’aux antiques Atari et Telstar Arcade. Au-delà du poids financier, c’est aussi à la porosité de plus en plus grande entre la réalité et le gaming que l’on doit cet assouplissement des esprits. La multiplication des jeux indés comme Limbo ou Closer à l’ombre des blockbusters témoigne d’une forme de normalisation d’une discipline qui sécrète désormais sa propre avant-garde. Comme dans le cinéma et la musique où les 2 univers, l’un mainstream, l’autre plus expérimental, cohabitent et se fertilisent mutuellement. Ce qui a déjà permis le développement de titres grand public aux prétentions créatives et narratives nettement plus ambitieuses, comme Heavy Rain ou L.A. Noire.
Dans le même temps, et c’est encore plus manifeste, notre existence se « ludifie ». La dynamique du jeu déteint sur notre vie de tous les jours. Pour nous conscientiser à certains conflits ou problèmes majeurs avec ce qu’on appelle le « serious gaming », ou plus pernicieusement pour nous pousser à nous surpasser tout en se faisant plaisir. Comme avec ces coachs sportifs virtuels qui promettent et le divertissement et de brûler des calories à ceux qui s’agitent devant leur écran connecté à la Wii. L’idée de collecter des points pour atteindre un objectif défini dans un certain laps de temps, qui est au coeur du jeu vidéo, fait son chemin. Le Monde citait ainsi le cas de la mairie de New York qui distribue des dollars aux personnes défavorisées au gré de l’assiduité scolaire de leurs enfants. Après tout, les traders, ces fers de lance de la société de consommation, ne passent-ils pas leur temps à « jouer » avec l’argent? Les 2 mondes sont donc faits pour s’entendre. Avec le risque de voir le jeu servir d’enrobage au goût citron pour faire avaler la pilule amère du travail forcé. Dans Les jeux et les hommes (1958), le sociologue Roger Caillois rappelait que l’humanité avait toujours cultivé le goût du travestissement et du vertige. Deux passions tellement puissantes que les sociétés modernes ont cherché à les canaliser et à les séparer. Aujourd’hui, elles sont rassemblées par la magie du jeu vidéo. La partie ne fait donc que commencer…
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