Mai 68, la relève (1/4): Raoul Collectif secoue les planches

Le Signal du promeneur, premier spectacle du Raoul Collectif, comme un coup de pied salutaire dans la fourmilière. © CICI OLSSON
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

En mai, Focus dresse le portrait de collectifs artistiques qui portent toujours haut les valeurs de Mai 68. Cette semaine, place aux cinq garçons du Raoul Collectif qui, avec Le Signal du promeneur puis Rumeur et petits jours, ont diablement secoué les planches. Et ils n’ont pas l’intention d’arrêter en si bon chemin.

Qui sont aujourd’hui les porteurs, s’il en reste, de l’esprit de Mai 68? Si on examine les arts de la scène, la réponse est assez évidente. Le Raoul Collectif s’impose d’emblée. D’abord par le nom -le prénom- que Romain David, Jérôme de Falloise, David Murgia, Benoît Piret et Jean-Baptiste Szézot, cinq anciens de l’ESACT, le Conservatoire de Liège, ont choisi d’afficher comme emblème. Une référence non-dissimulée à Raoul Vaneigem, écrivain et philosophe belge (Lessines, 1934), membre de l’Internationale situationniste, dont le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, publié en 1967, était brandi par les étudiants qui lancèrent des pavés et dressèrent des barricades en France il y a de cela 50 ans. Dès l’introduction de l’ouvrage, on peut lire ceci: « Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui. » Ceci: « Le monde est à refaire: tous les spécialistes de son reconditionnement ne l’empêcheront pas. » Ou encore ceci: « Le Traité de savoir-vivre entre dans un courant d’agitation dont on n’a pas fini d’entendre parler. Ce qu’il expose est une simple contribution parmi d’autres à la réédification du mouvement révolutionnaire international. Son importance ne devrait échapper à personne, car personne, avec le temps, n’échappera à ses conclusions. »

Vaneigem, auteur d’autres ouvrages aux titres aussi éloquents que De la grève sauvage à l’autogestion généralisée (sous le pseudonyme de Ratgeb), Le Livre des plaisirs, Nous qui désirons sans fin, La Paresse, De l’inhumanité de la religion, Rien n’est sacré, tout peut se dire, ou encore, plus récemment, L’État n’est plus rien, soyons tout, les membres du Raoul l’ont rencontré un après-midi, à Liège, pendant la phase de création de leur premier spectacle Le Signal du promeneur. Basé sur les biographies de cinq hommes « en rupture » -dont la plus manifeste et la plus médiatisée est celle de Jean-Claude Romand, qui fit croire à tous qu’il était médecin et que le mensonge finit par pousser en 1993 à l’assassinat de sa femme, de ses enfants et de ses parents, Le Signal a explosé sur la scène du Théâtre National à Bruxelles en janvier 2012. Une déflagration salutaire dans le petit monde théâtral de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Il y avait dans ce premier effort une incroyable liberté dans la forme, très éclatée, allant d’une fanfare tirée d’un tableau de Jérôme Bosch à un procès, de la description de la sortie d’un papillon hors de sa chrysalide à une polyphonie a capella éclairée à la lampe frontale. Mais Le Signal du promeneur développait aussi un propos riche, aux implications sociétales et politiques multiples, et constituait en soi la démonstration réussie de la possibilité de créer collectivement (autre dimension mise en avant dans leur nom même), horizontalement, sans rapport de hiérarchie. Soit un autre idéal de Mai 68, où tout le monde était invité à prendre la parole, sur un pied d’égalité. « Notre manière de créer ensemble a été très instinctive, expliquent les membres du Raoul. Chez nous, il n’y a pas de metteur en scène, pas de leadership, mais on n’est pas en train de dire que c’est la meilleure façon de faire du théâtre, c’est juste que ça nous semble correspondre à ce qu’on est. On a fondé le collectif pour un spectacle d’abord, sans savoir qu’on allait en faire plusieurs, et les thématiques de ce premier spectacle nous semblaient devoir être traitées de manière collective. Le point de départ était donc très intuitif et lié à des matières artistiques. Pour Le Signal , on s’est intéressés à des figures qui se sentaient emprisonnées dans un cadre sociétal trop oppressant, dans ce monde néo-libéral où l’on est tous en concurrence et centré sur soi en permanence. Ça nous semblait intéressant qu’un groupe traite ces trajectoires tragiques d’individus. On aimait bien, et on aime toujours bien, cette phrase d’Edgar Morin: « Soyons frères parce que nous sommes perdus « . C’était un point de départ de la dramaturgie du Signal. »

Dans Rumeur et petits jours, Romain David, Benoît Piret, Jérôme de Falloise, David Murgia et Jean-Baptiste Szézot (de gauche à droite) sont les chroniqueurs d'une émission radio qui doit disparaître. Soit un groupe mis au défi de sa propre cohésion.
Dans Rumeur et petits jours, Romain David, Benoît Piret, Jérôme de Falloise, David Murgia et Jean-Baptiste Szézot (de gauche à droite) sont les chroniqueurs d’une émission radio qui doit disparaître. Soit un groupe mis au défi de sa propre cohésion.© CÉLINE CHARIOT

Prendre le temps

Au sein du Raoul Collectif, même s’il y a des affinités différentes -les uns pour l’écriture, les autres pour la création au plateau…-, tout est mutualisé. « Quelqu’un jette une première pierre et voit les ondulations que ça provoque chez les autres. Ça rebondit, ça se répond. Tant et si bien que pour nos textes, on ne sait plus exactement ce qui est passé par qui, à quel moment. On signe les textes à cinq. Dans ce processus, il y a un facteur fatigue qui n’est pas négligeable, mais qui est contrebalancé par l’aspect joie. C’est certain que prendre une décision à cinq ou prendre une décision tout seul, ce n’est pas la même chose. Surtout qu’on tient aussi à ce qu’on soit tous d’accord, à l’unanimité, peut-être pas sur les petites choses mais en tout cas sur les grands choix artistiques. C’est un processus démocratique passionnant en soi, en termes d’expérience du collectif d’une manière directement politique. »

La recette, la clé, pour qu’une telle démarche puisse aboutir, affirment les cinq Raoul, c’est de prendre le temps. « Le temps de discuter, de partager des matières, des lectures, de se promener ensemble… » Mais le temps n’est pas si simple à dégager pour ces cinq acteurs qui ont, aussi, chacun des projets en dehors du Raoul. Benoît Piret a participé (une fois avec Romain David et une autre avec Jérôme de Falloise) aux deux derniers spectacles de Françoise Bloch, Money! (sur les coulisses du monde de la finance) et Études/ The Elephant in the Room (sur les rapports de force entre la finance et la politique). Jérôme de Falloise, aussi impliqué dans le collectif Impakt ( Black Bird), et Romain David font partie d’un autre collectif, le Nimis Groupe, qui a créé avec des demandeurs d’asile Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu. Ces dernières années, Jean-Baptiste Szézot a joué dans la version de Mathias Simon des Jumeaux vénitiens et dans la version francophone de Shitz d’Hanokh Levin montée par David Strosberg, mais il est également membre du Ramdam Collectif ( Buzz). Quant à David Murgia, on l’a vu autant au cinéma (chez Tony Gatlif, Fabrice Du Welz, Bouli Lanners, Jaco Van Dormael, Nabil Ben Yadir…) que sur scène dans des textes d’Ascanio Celestini (Discours à la nation, Laika). Bref, accorder les agendas relève de la gageure. « Nous faisons de très longues réunions d’anticipation, de planning, sur deux à trois saisons à l’avance. Ça casse quelque chose en termes de spontanéité, mais c’est le seul moyen. La question de la hiérarchie des projets est différente chez les uns et les autres, elle est mouvante aussi. Mais d’une certaine manière, Raoul passe avant parce que Raoul anticipe plus que les autres projets, qui s’insèrent dès lors dans les trous. C’est très pragmatique mais c’est comme ça qu’on peut fonctionner. »

Dans le temps dégagé pour Raoul, il y a notamment la tournée toujours en cours de leur deuxième spectacle, Rumeur et petits jours (créé en novembre 2015, une nouvelle fois au Théâtre National), qui passe tout prochainement par Marche-en-Famenne (1) mais rayonne pour l’instant essentiellement sur la France. Un parcours dans l’Hexagone qui doit beaucoup à la programmation de Rumeur dans le In du Festival d’Avignon en 2016. Toujours dans une esthétique kaléidoscopique -voyageant cette fois entre un exposé avec projection de dias sur d’étranges animaux, un quintette de cuivres, la reconstitution d’un désert, la matérialisation d’un poème sur la cohabitation entre une vache et un cheval et un dialogue avec l’austère mais néanmoins sexy TINA (acronyme de la formule thatchérienne « There Is No Alternative »)-, l’ensemble s’insérait dans le contexte de l’ultime émission de radio de cinq chroniqueurs, Épigraphe, et des différentes manières de réagir face à cette fin annoncée. Un joyeux bordel qui a trouvé un écrin de choix dans le cloître des Carmes. « Avignon, ce n’était pas rien, se rappellent-ils. Ça s’est passé la peur au ventre le jour de la répétition générale, où on a donné une représentation qui nous a un peu effrayés. Puis, le jour de la première, il y a un truc qui a décollé, ça a pris. Il y a eu une assez belle réception, même si on n’a pas plu à tout le monde. »

Les Français ont visiblement été séduits par la folie et l’engagement politique du Raoul, clairement perçu comme belge, et rapproché de la scène flamande, qui a longtemps été la seule scène du Plat Pays à truster le programme d’Avignon. Une association que les premiers intéressés ne renient pas: « Il y a sans doute chez nous quelque chose de concret, de déjeté, qui se rapproche de la théâtralité flamande. C’est peut-être sous l’influence de Raven Ruëll, qui a été un prof assez important pour nous cinq au Conservatoire de Liège. Sur l’hyper concret et le côté collectif, on se sent aussi proches du tg STAN. » STAN comme « Stop Thinking About Names », une injonction à l’égalité qui claque toujours autant, 20 ans après la création de la compagnie anversoise. C’est qu’il y a des choses qu’il faudra toujours répéter, pour contrer certaines inclinations naturelles, certaines paresses récurrentes. Les cinq Raoul en sont bien conscients. « On a une grande crainte par rapport à ce mois d’anniversaire de Mai 68, c’est la mise au musée de l’Histoire. Les questions révolutionnaires sous-jacentes à Mai 68 nous animent encore aujourd’hui. Cessons de croire que ces idées sont mortes et enterrées parce que sinon, c’est foutu. Enfermer Mai 68 dans le passé, ça pourrait laisser croire à pas mal de gens que l’esprit de révolte n’existe plus mais il existe encore, il est toujours présent. »

(1) Rumeur et petits jours: le 04/05 à la Maison de la Culture Famenne Ardenne, à Marche-en-Famenne. www.maisondelaculture.marche.be

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