Les Damnés de Joseph Losey, un film à refaire avec des gilets jaunes à la place des blousons noirs

Shirley Anne Field et Oliver Reed dans These Are the Damned, de Joseph Losey (1962). © ISOPIX

Cette semaine, pour changer un peu de ton et ne vexer personne, le Crash Test S04E26 vous parle d’un film que presque personne ne connaît et dont le réalisateur, les acteurs et tous ceux qui s’en sont inspirés sont morts depuis des dizaines d’années. Mesdames et messieurs, voici Les Damnés. Mais de Joseph Losey, pas de Luigi Visconti.

These Are the Damned de Joseph Losey. C’est l’excellent blog Dangerous Minds qui nous a, il y a une dizaine de jours, ressorti cette petite pépite des oubliettes. Un film franchement bizarre, pas tout à fait réussi, carrément foutraque, mais néanmoins très sympathique et plutôt marquant; la noirceur de ses dernières minutes pouvant même laisser drôlement pantois. Une série B, quoi. Qui mélange film de motards, conspiration paranoïaque, horreur apocalyptique et science-fiction dépressive. Le tout en noir et blanc et sis à Weymouth, très charmante et très photogénique petite ville côtière du Dorset. Histoire de vous enfoncer encore davantage l’impulsion d’achat du DVD, ajoutons en guise de cerise sur le gâteau que selon Dangerous Minds, le personnage interprété par Oliver Reed dans le film aurait aussi inspiré celui de l’inoubliable Alex dans Orange mécanique; autrement dit l’un des méchants parmi les plus iconiques mais aussi les plus ambigus (et les plus copiés) de l’histoire du cinéma.

C’est peut-être bien aller un peu vite en besogne. Dans These Are the Damned, tourné en 1961 mais sorti seulement deux ans plus tard, Oliver Reed campe surtout un Teddy Boy comme il en existait alors beaucoup en Angleterre. Surnommé King, il est le chef des blousons noirs de Weymouth; une bande de rockeurs gominés aux vestes de cuir quant à eux tous inspirés du Wild One de Marlon Brando, ce personnage apparu en 1953. Dans le film, Oliver Reed se distingue en portant le tweed, la pochette de satin, la cravate, des gants de cuir noirs et un parapluie dans le manche duquel se cache une lame. King apparaît d’abord sophistiqué, violent, amoral et sexy. Au début du film, il ennuie les touristes et utilise les charmes de sa soeur pour tenter de pigeonner les vieux rupins. À la fin, dès qu’entrent en scène les militaires chargés de protéger la conspiration gouvernementale découverte par hasard par sa bande et quelques-uns des touristes en question, il se retrouve par contre nettement plus paumé, empathique et même franchement inapte. Ce qui rapproche donc surtout These Are the Damned d’Orange mécanique, c’est le message: la violence des voyous, c’est grave, mais celle d’État est bien pire.

Cette proximité d’état d’esprit entre les deux oeuvres n’est guère étonnante. Le bouquin qui inspire These Are the Damned sort en 1960. Le film se tourne en 1961. Orange mécanique, le roman, s’écrit en 1962. À cette époque, le réalisateur américain Joseph Losey est au début de sa cinquantaine et tourne en Europe des films de genre, après avoir été blacklisté par Hollywood durant la chasse aux sorcières en raison de son communisme revendiqué. Anthony Burgess, lui, l’auteur d’Orange mécanique, est en milieu de quarantaine et a assisté en Asie à la fin de l’Empire britannique. Ce sont donc deux déracinés qui partagent par ailleurs une large culture classique, ainsi qu’une drôle d’attirance/répulsion pour la violence et tout ce qu’ils estiment vulgaire. Ce n’est pas un secret: Orange mécanique s’inspire de l’agression dégueulasse de la femme de Burgess durant la seconde guerre mondiale par une bande de marins ivres mais fait aussi mine de s’effrayer de la culture pop émergente et de sa violence intrinsèque. Tout en restant fasciné par elle.

Les Damnés de Joseph Losey, un film à refaire avec des gilets jaunes à la place des blousons noirs
© ISOPIX/Hammer Films/Ronald Grant Arch

Or, parlant de l’attitude de Joseph Losey vis-à-vis de These Are the Damned, le blog Dangerous Minds nous explique justement que ce qui l’a surtout attiré sur ce projet, ce sont les contrastes à tracer entre les bords de mer isolés, la station balnéaire tranquille, l’agitation des motards et les laboratoires secrets de l’armée. Dans son esprit, aussi étrangers l’un à l’autre chacun des personnages peut-il être (les touristes, les voyous, les militaires, les enfants prisonniers…) et aussi représentatifs de différentes couches de la société sont-ils tous, ils partagent malgré tout une propension commune à la violence. « Les politiciens tout comme les voyous », selon les propres termes de Losey. Ce qui n’annonce donc pas qu’Orange mécanique mais carrément une grosse partie du cinéma pessimiste des années 1970, post-Vietnam et post-Watergate.

Il y a bien une raison très prosaïque qui fasse que These Are the Damned, via Oliver Reed, soit dans les esprits à ce point rattaché à Orange mécanique. Avant que l’adaptation cinématographique du roman de Burgess ne revienne à Stanley Kubrick, c’est Ken Russell qui avait été embauché par Mick Jagger, alors détenteur des droits, pour mener à bien ce projet. Un casting était prévu: Oliver Reed dans le rôle d’Alex et les Rolling Stones au grand complet dans ceux de ses potes, ces « droogs » qui pratiquent l’ultra-violence dans un Londres aussi dystopique que kitsch. Le développement de cette adaptation a mis du temps et le film de Kubrick n’est finalement sorti qu’en 1971. Mais c’est une oeuvre qui reste immensément « sixties » et qui aurait dû sortir dans les années 60. Ces histoires d’acteurs et d’influences ne sont donc que des anecdotes pour cinéphiles et geeks. Ce qui rattache surtout These Are the Damned à Orange mécanique, c’est le pessimisme. Et puis aussi que c’est de la science-fiction menée par des auteurs qui détestent la science-fiction, que ce sont des films qui glorifient la culture pop en la peinturlurant comme sexy et dangereuse tout en la conspuant et en s’en moquant malgré tout.

C’est l’air du temps qui imprègne autant Orange mécanique que These Are the Damned: la culture rock & roll naissante, les cuirs, les motos, la promiscuité sexuelle et la violence des jeunes. Il est d’ailleurs cocasse de constater qu’alors que beaucoup jugent These Are the Damned assez visionnaire pour son mélange de genres et l’interprétation de certains personnages, peu ont percuté que Weymouth, ville bien réelle, n’est qu’à quelques kilomètres des plages où Mods et Rockers allaient se flanquer du mobilier de plaisance sur la tronche seulement quelques mois après la sortie du film. Autrement dit, cette violence se sentait venir au début des années 60, bien avant Altamont et Charles Manson. La violence se sent toujours venir. La violence est toujours latente. C’est bien la seule chose dans ces oeuvres qui ne soit pas datée d’ailleurs, puisqu’il ne suffirait que de remplacer les cuirs de rockers par des gilets jaunes et la conspiration gouvernementale par une opération de désinformation russe pour tenir une bonne base de remake contemporain de These Are the Damned. Qui s’y colle?

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