Laurent Raphaël

L’édito: Questions de légitimité

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Et si au fond les artistes se divisaient en deux catégories: ceux qui parlent uniquement de ce qu’ils connaissent, et ceux qui utilisent tous les matériaux (historiques, sociologiques…) à leur disposition pour assouvir leurs fantasmes ou traduire une colère, une peur, une indignation ou simplement leur enthousiasme.

Autrement dit: d’un côté, ceux pour qui la légitimité a la pureté et la solidité du diamant, de l’autre, ceux qui pensent qu’elle ressemble plutôt à un gros bloc d’argile que chacun façonne à sa guise.

L’actualité cinéma de la semaine nous offre deux beaux spécimens de chaque bord. À commencer par Michael Haneke, dont le Happy End explore en mode caustique le nombrilisme d’une grande famille bourgeoise de Calais insensible au malheur qui frappe à sa porte. Sans surprise, le réalisateur autrichien est de ceux qui ne s’aventurent pas en territoire inconnu. Comme l’atteste cette déclaration, qui vaut manifeste: « Happy end n’est pas un film sur les réfugiés, je serais incapable d’en tourner un, ne les connaissant pas: je n’ai pas vécu avec eux, et n’en suis pas un moi-même. » Un parti pris assez radical qui revient à touiller encore et encore dans la même marmite, celle de la classe moyenne aisée en l’occurrence, et à assumer le risque d’un certain bégaiement. Même si cette critique facile, formulée à l’égard de tous les réalisateurs fidèles à une éthique drastique, de Bergman à Ozu en passant par les Dardenne ou Woody Allen, ne tient pas la distance tant il y a de la marge entre la répétition pure et simple et la variation sur un même thème.

Si l’autre tête d’affiche du jour, Kathryn Bigelow, avait partagé ne fût-ce que le quart du point de vue de son confrère autrichien, elle n’aurait jamais tourné Detroit, qui ressuscite avec la grammaire violente habituelle de l’Américaine un épisode particulièrement douloureux des émeutes raciales de 1967. Défendant une version stretch de la légitimité, la cinéaste s’approprie un pan de l’Histoire des Afro-Américains pour attirer l’attention sur la discrimination raciale, question qui « nous concerne et nous affecte tous« , fait-elle valoir pour justifier son intérêt pour des événements à première vue très éloignés de son monde. Une réappropriation qui n’a d’ailleurs pas manqué de faire réagir quelques figures emblématiques de la communauté afro-américaine, indignées qu’une femme blanche, bourgeoise de surcroît, parle à leur place de leur douleur, peu importe ses intentions.

Ce procès en légitimité resurgit chaque fois qu’un artiste s’empare d’une autre réalité que la sienne, soit pour lui renvoyer son manque de crédibilité, soit pour lui reprocher sa vision tronquée des faits. Ainsi, sur le même terrain miné, on se souvient que Clint Eastwood s’était fait incendier par Spike Lee pour l’absence de soldats noirs dans ses deux évocations de la guerre du Pacifique.

Ce débat autour de la légitimité est épineux comme un sapin fraîchement coupé. D’un côté, on a envie de hurler que la liberté d’expression est totale et inaliénable. Elle ne peut en aucun cas être rognée, conditionnée, filtrée. Un artiste a envie de se mettre dans la peau d’un mouton? Qu’il ne se gêne surtout pas. Jean de La Fontaine l’a fait avant lui. Et tant pis s’il n’a jamais brouté d’herbe. Si on devait se cantonner à ce qui se passe dans son jardin, il faudrait commencer par brûler les trois-quarts de nos bibliothèques, et pas seulement le rayon SF. Contrairement au pouvoir, dont le bien-fondé s’appuie sur des bases consensuelles (le sacré hier, l’État et la raison aujourd’hui), l’artiste est souverain.

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Mais en disant cela, on sait bien qu’on ne fait qu’exprimer des grands principes qui resteront stériles si on n’assure pas dans le même temps des conditions de production équitables pour tous, gage de diversité. Les Afro-Américains laissent une grande partie de leur passé en jachère moins par désintérêt que parce qu’ils ne détiennent pas les clés de « l’art et la culture », cette instance fantôme qui tire les ficelles en coulisse. C’est d’ailleurs comme ça que la bande dessinée ou le hip-hop ont longtemps été rangés sur l’étagère du bas. Et encore aujourd’hui, la légitimité de ces disciplines reste précaire.

Quand on expose Hergé au Grand Palais à Paris, on met moins en avant le dessinateur des aventures de Tintin que l’artiste contemporain. Comme s’il y avait encore une pudeur à considérer la BD comme un art à part entière. Un bon sujet de film, tiens. Y a-t-il un Martien dans la salle pour s’en occuper?

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