Serge Coosemans

Le bobo, bouc émissaire de la Monoforme

Serge Coosemans Chroniqueur

Serge Coosemans nous mixe allègrement ses lectures du dimanche avec pour principal résultat de réhabiliter le bobo et d’en appeler à la véritable lutte des classes. Pop-culture et carambolages, c’est Crash Test S01E19.

Quand on s’abonne à Vice sur Twitter, c’est comme si on se posait avec sa canne à pêche le long d’une rivière de nos régions. On voit flotter beaucoup de déchets, passer beaucoup de vieilles godasses, des bidons éventrés, l’un ou l’autre cadavre et des Hollandais en kayak mais, de temps à autre, ça mord. Des fois, on attrape même un poisson tout à fait comestible et, avec un peu de chance, carrément goûtu. Ce dimanche matin, c’est cet article du magazine de mode ID (qui est désormais géré par Vice) qui m’a fait office de truite au petit-déjeuner. Ses fioritures sont dispensables mais sa chair, cette percutante interview de la sociologue Anne Steiner, est véritablement délicieuse. Steiner, spécialiste de la gentrification ainsi qu’auteure en 2010 d’un bouquin sur les bistrots de Belleville, y remet quelques pendules à l’heure. Ça tape dur, c’est jouissif.

L’universitaire y règle notamment le compte du concept de « bobo », laissant sous-entendre que non seulement les Français (et par extension, nous) ne l’ont jamais vraiment compris mais aussi que

ceux qui s’en gargarisent sont généralement un peu trop politiquement extrêmes. « Le terme bobo vient de bourgeois bohème, nous explique Anne Steiner, mais c’est en réalité un terme américain qu’on a récupéré et qui évoquait les trentenaires américains travaillant dans la communication ou les métiers créatifs, avec des revenus conséquents et un mode de vie marqué par le non conformisme. Mais aujourd’hui en France, la plupart de ceux qu’on appelle  »bobos » sont loin d’être fortunés, c’est pour ça qu’ils fréquentent des cafés comme Les Folies d’ailleurs, parce que la pinte y est moins chère qu’ailleurs! C’est un mot fourre-tout qu’utilisent aussi bien les militants du FN que du NPA, donc un terme dont il conviendrait de se méfier, quand même! Ce sont ces soi-disant « bobos » qu’on tient pour responsables de la perte d’une identité populaire dans les quartiers de l’Est parisien. Mais pourquoi donc n’auraient-ils pas droit de cité dans ces quartiers? Où doivent aller les jeunes qui sont pourvus d’un capital culturel et n’ont pas d’argent? Devraient-ils partir pour quelque lointaine banlieue? On finirait par le leur reprocher aussi. Ils font le choix de se priver de plus de la moitié de leur revenu pour vivre dans quelques mètres carrés à Paris et ça les regarde! (…) Eux sont considérés comme illégitimes sur des territoires dont ils priveraient le peuple! Eh bien, il faut accepter l’idée que le peuple c’est aussi cette jeunesse qui enchaîne les CDD, les stages, les statuts d’intermittents. Et fait parfois les fins de marchés pour se procurer des légumes frais. Alors oui, c’est une jeunesse qui s’habille bien, souvent pour pas cher dans les friperies, c’est une jeunesse qui est belle, comme on est beau à cet âge, qui boit en terrasse des cafés et qui vit avec pas grand-chose, sans voiture, sans permis, sans équipement électro-ménager. Mais cette jeunesse, c’est le peuple! Une partie du peuple! »

Le bobouc émissaire

Le hasard veut que je sois justement aussi en train de lire Media Crisis, un ouvrage du réalisateur anglais Peter Watkins, entre autres choses connu pour ces drôles de films que sont The Bomb et Punishment Park. C’est une critique à charge, Watkins jugeant les médias et Hollywood dévastateurs pour l’Homme, tant d’un point de vue sociétal qu’environnemental. Je n’ai pas fini le bouquin et, pour le moment, ce qu’il raconte me fait plus ricaner que réfléchir. Le discours de Watkins est un poil messianique, truffé de partis-pris, trop sélectif dans ses emportements et ses oublis. L’Anglais me semble toutefois taper juste quand il dénonce ce qu’il appelle la Monoforme, c’est-à-dire une manière de raconter les choses extrêmement semblables d’un média à l’autre, tant d’un point de vue technique qu’idéologique. Cette façon de faire est celle que l’on enseigne dans les écoles, dénonce Watkins, jugée comme étant la seule capable de préparer les étudiants à un métier, à une carrière professionnelle dans les télévisions et à Hollywood. Bien sûr, cela déteint sur la société.

Je peux m’emballer (et par la même occasion vous emballer) mais je pense bien que les clichés sur les bobos et la gentrification descendent eux-mêmes d’une sorte de Monoforme, d’un storytelling simplifié qui se trompe de cible et n’aboutit qu’à faire perdurer le statu quo social. Il y a dans l’idée du quartier populaire soudainement envahi par les hipsters comme un update du cliché western où le village des pionniers « libres » se voit annexer par le riche propriétaire foncier, le spéculateur, la grosse compagnie douteuse ou le gouvernement. « Ces universitaires ou journalistes qui pourfendent la gentrification ont une espèce de nostalgie d’un Belleville fantasmé avec ses tailleurs, ses gars du cuir, ses bottiers, ses petits métallos, rappelle Anne Steiner. C’est la nostalgie d’un peuple qui ne reviendra pas, car le peuple est par essence en perpétuelle évolution. Mais aussi, implicitement pour eux, seuls des immigrés ou descendants d’immigrés post-coloniaux (à condition de n’avoir pas connu de mobilité sociale) seraient légitimes dans certains quartiers. Les autres sont d’affreux « bobos ». »

Le bobo est un bouc émissaire idéal. En lui attribuant tous les malheurs de la vie urbaine, y compris de chasser les étrangers de leurs ghettos, on se déleste à bon compte de son propre racisme et on laisse surtout les vrais puissants continuer leurs petites affaires sans le moindre contrôle, sans la moindre critique. « La véritable bourgeoisie occupe de vastes appartements dans les arrondissements bourgeois (territoire assez étendu par rapport à la surface de Paris), vit dans l’entre-soi, et on ne lui reproche rien, dit Steiner. Les analyses radicales de certains sociologues ou de certains journalistes sont en réalité extrêmement bénéfiques aux véritables classes dominantes: les membres de ces classes-là sont épargnés, ne sont jamais accusés d’être illégitimes de vivre là où ils vivent. Ils habitent dans leurs quartiers historiques et achètent à leurs enfants dans ces mêmes quartiers. En revanche, on reproche à des jeunes diplômés qui gagnent 1500 euros par mois et qui se contentent de toutes petites surfaces, d’habiter ces quartiers de l’Est parisien. »

C’est précisément ce dont Peter Watkins accable les médias dans son bouquin: ils serviraient l’idéologie et les classes dominantes en donnant de la réalité une vision tronquée et en vantant un peu trop souvent les vertus du statu quo. Que cela soit à dessein, par opportunisme commercial ou par simple ineptie ne change rien. Les clichés nous égarent, nous divisent même. Anne Steiner nous en donne encore un autre exemple parfait en soulignant que même si on en parle généralement beaucoup dès que le problème de la gentrification est abordé, la mixité sociale n’existe en fait pas: « Les classes ne sont pas faites pour cohabiter, elles sont faites pour se combattre. Ça n’a jamais existé les quartiers où bourgeois et ouvriers vivaient en parfaite harmonie, c’est un mythe. Il y a 50 ans, les bourgeois ne se risquaient guère dans les quartiers populaires, et un ouvrier ne se promenait pas, nez au vent, dans un quartier bourgeois! Et personne n’évoquait un mièvre « vivre ensemble »! Ce que je reproche à tous ceux qui pourfendent la gentrification, c’est qu’ils ont déplacé le problème de la classe au problème de la race. Sans le dire tout à fait. » Pour Steiner, le véritable enjeu de la vie urbaine n’est en effet pas la mixité sociale mais bien la mixité ethnique, « souhaitable et réalisable ». Autrement dit, le bougnoule dans le XVIe, un truc à vraiment faire pétocher le bourgeois. « Voilà qui ferait assurément le jeu du Front National », nous souffle dès lors la Monoforme en alerte, cette zorglonde bourgeoise, cette machine à implémenter les raccourcis, ce fabuleux incubateur de clichés. Bref, on n’est pas sortis de l’auberge. Et peu importe qu’elle serve des Picon-bières ou des brunchs sans gluten.

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