Laurent Raphaël

L’art fumé

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’ouverture d’un nouveau musée, fût-ce sur les cendres d’un autre, est toujours une bonne nouvelle.

L’édito de Laurent Raphaël

L’ouverture d’un nouveau musée, fût-ce sur les cendres d’un autre, est toujours une bonne nouvelle. Un peu comme une naissance, cet acte bâtisseur témoigne d’un minimum de foi dans l’avenir (rappelons que les animaux en captivité se font prier pour se reproduire). On ne boudera donc pas son plaisir de voir les Théo Van Rysselberghe, James Ensor, Léon Spilliaert (notre chouchou) et autres trésors nationaux trouver enfin un écrin à leur mesure dans ce Musée Fin-de-Siècle fraîchement inauguré dans le coeur de la forteresse Beaux-Arts.

Derrière cet arbre flamboyant, point de forêt cependant. Mais plutôt un désert aride. Un extraterrestre expert en Histoire de l’art qui débarquerait aujourd’hui à Bruxelles se demanderait si les artistes ont été plongés dans le formol au XXe siècle. Après 1914, hormis Magritte superstar, point de salut pour l’art dans la capitale de l’Europe. Ce n’est plus un chaînon manquant, c’est carrément toute la chaîne qui s’est fait la malle… Le Wiels, les galeries privées et certaines Fondations éclairées, comme la Fondation Boghossian, servent de rustines mais ne peuvent cacher l’état lamentable de la chambre à air.

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On promet d’accrocher un deuxième wagon art moderne à la locomotive qui vient d’être mise sur les rails. Mais quand? Dans dix, quinze ans? Et encore, ce ne serait toujours qu’un petit tronçon supplémentaire sur la longue autoroute artistique du siècle dernier. Il suffit de songer à l’arlésienne du musée d’art actuel et au fiasco récent de l’expo Rogier van der Weyden (fermée pour cause d’infiltrations) pour douter que nos (petits-)enfants voient un jour le pop art, le nouveau réalisme, l’optical art, l’art vidéo, l’art numérique ou le street art trouver un toit permanent sur le territoire bruxellois.

La ville a d’autres chats galeux à fouetter, diront les esprits étriqués. Sans même parler des retombées économiques d’un geste architectural fort à la sauce Bilbao (incertaines certes, mais quand il s’agit de trouver du pognon pour un stade de foot, les doutes sur la rentabilité ne sont plus un obstacle…), il en va pourtant d’une question éthique fondamentale. En n’offrant pas la possibilité à une, deux ou trois générations de se confronter aux productions sécrétées par leur époque, les pouvoirs publics condamnent la population à une forme d’amnésie (l’art fixe durablement les événements dans la mémoire, pensons au Guernica de Picasso), et la privent d’un instrument de réflexion critique sur les petites et grandes manipulations du présent.

Plus généralement, le traitement réservé à l’art en dit long sur les mentalités et l’idéologie dominante. Désintérêt général chez nous, marchandisation qui pose question ailleurs. Le privé a toujours joué un rôle moteur dans le développement artistique. Sans les Médicis, les musées florentins seraient à moitié vides. Et sans Unilever, pas de Tate Modern à Londres. Mais de là à repeindre la culture aux couleurs d’une marque, il y a un pas que la France et les Etats-Unis franchissent allègrement ces derniers temps. Non sans susciter comme un malaise. Car une chose est de soutenir l’art, en mettant un bel espace à sa disposition comme avec la Fondation Cartier à Paris, une autre de transformer un produit de luxe en pseudo objet culturel. Comme LVMH avec son autocélébration Miss Dior qui s’est tenue sous les ors du Grand Palais (là où sont exposés en ce moment les… bijoux Cartier) comme pour entretenir un peu plus la confusion puisque ce lieu accueille aussi les Monumenta. Des artistes y déclinaient « dans la plus totale liberté » leur vision du parfum. On ricane doucement. Entre le vide et la récupération, il doit bien avoir une voie médiane, non?

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