Serge Coosemans

La Chine en 2020, cet épisode de Black Mirror grandeur nature

Serge Coosemans Chroniqueur

Mélangez le 1984 d’Orwell, Facebook, Yelp, Amazon et Black Mirror à la tradition communiste de balancer vos voisins et vous obtiendrez Sesame Credit, réseau social obligatoire en Chine dès 2020. Crash Test S03E09, cette fois, vous risquez bien d’avaler de travers.

Nosedive (mal traduit par Saut de l’ange en français) est cet épisode de la série Black Mirror où, dans une dystopie pastel et très politiquement correcte, les individus sont notés de 0 à 5. On y suit les tribulations de Lacie, interprétée par Bryce Dallas Howard, une femme obsédée par l’approbation générale et qui jalouse une amie d’enfance dont la vie lui semble parfaite. Au cours de l’épisode, ça tourne évidemment mal et Lacie finit par hurler des insultes graveleuses en prison, ce qui est surligné être très libérateur pour elle. Nosedive n’est en effet pas franchement finaud. À moins d’être un millennal chouineur, on s’y ennuie même carrément ferme, notamment parce qu’il est assez difficile de ressentir de l’empathie pour un personnage qui est, fondamentalement, une conne. Je me souviens également n’avoir pas cru un seul instant à ce monde de pacotille où il était exigé d’avoir une bonne réputation sur les réseaux sociaux pour prendre le bus et accéder à des fast foods de qualité supérieure. Pour le coup, j’avais tort. Un long article de l’édition britannique du magazine Wired nous a en effet appris cette semaine que ce futur n’a au contraire rien d’improbable. En fait, dès 2020, quelque chose de très similaire sera même le lot quotidien du milliard et demi de Chinois vivant sur le continent (Hong Kong n’est pas concernée).

Charlie Brooker, le créateur de Black Mirror, n’a jamais caché s’être inspiré pour le scénario de Nosedive d’articles parus dans la presse dès 2014 au sujet de ce grand projet chinois de « système de crédit social ». Celui-ci existe même en fait déjà, mais seulement sur base volontaire. En 2020, il sera par contre obligatoire. L’idée est aussi simple qu’horrible: une surveillance généralisée mais une surveillance généralisée déguisée en réseau social sympathique, où gagner des points, des privilèges et des statuts, avec tout ce que cela peut éventuellement avoir d’addictif. Le gouvernement chinois appelle ça une nouvelle « culture de la sincérité », où l’intégrité et la crédibilité des individus et des entreprises sont constamment évaluées et monitorées. On n’en est pas forcément loin en Europe, où l’on note déjà pas mal (Yelp, Trip Advisor, Google…) et où il est déjà possible pour des sociétés comme Google et Facebook de checker nos achats en ligne, nos habitudes sur Internet, avec qui l’on chatte, à qui on téléphone, à quels jeux nous jouons, etc. La différence, qui tient aussi à une appréciation très différente des limites de la vie privée, c’est que les Chinois entendent trianguler et synthétiser tout ça en une sorte de super réseau du nom de Sesame Credit.

Au plus le score -obligatoirement public- de quelqu’un y sera élevé, au plus « cool » sera sa vie. Une bonne réputation en ligne permettra de postuler à de bons jobs, d’accéder à toutes sortes de services à des tarifs préférentiels, de gagner des primes et de pouvoir choisir parmi les meilleures écoles pour son enfant unique. Selon les autorités, « cela forgera un environnement d’opinion publique où il sera glorieux de garder la confiance. Cela renforcera la sincérité du gouvernement, la sincérité commerciale et la construction d’une crédibilité judiciaire. »

Servitude volontaire et société manchabal

Le maximum sur Sesame Credit sera de 950 points, le minimum de 350. Si vous payez vos factures à temps, vous obtenez des points. Même chose si vous êtes apprécié par vos voisins et vos collègues. Si vous jouez en revanche dix heures par jour aux jeux vidéo, vous perdez des points. Même chose si vous achetez des polars plutôt que des livres de management. C’est que Sesame Credit ne se contente pas de surveiller, le système entend aussi façonner l’esprit des gens, les éloigner d’achats et de comportements peu appréciés des autorités. L’un des buts est d’encourager les bons citoyens à se rendre utiles à la société et, surtout, au marché. L’algorithme est patriotique: si vous achetez chinois, vous gagnez des points. Pareil si vous achetez régulièrement des langes, parce que parent, forcément responsable, vous participez de fait à l’avenir de la nation. Il s’agit encore de faire très attention à vos fréquentations. Votre score personnel peut en effet être considérablement affecté par ce que disent et postent vos connaissances, ainsi que par le score et la personnalité des gens avec qui vous interagissez. Imaginez un système similaire en Belgique et qu’une lointaine connaissance, Marc Goblet, y traite une nouvelle fois Charles Michel de « gamin de merde ». Cela vous ferait perdre des points. L’idée étant bien sûr de vous donner envie d’arrêter de fréquenter, même virtuellement, un agitateur reconnu.

Ce qui distingue surtout ce système de surveillance de ceux que l’on a déjà connus dans l’histoire, c’est qu’il se donne des allures plus ludiques que strictement répressives. De bons points donnent accès à des privilèges et même à de considérables cadeaux en espèce. Au-delà de 650 points, il sera par exemple permis de louer une voiture sans laisser de garantie et au-delà de 750, le gouvernement promet une procédure facilitée et plus rapide pour le traitement des visas touristiques. De mauvais points vous interdisent en revanche de voyager, d’aller dans certains restaurants et vous coupent l’accès à l’Internet haut débit. En février 2017, un peu plus de 6 millions de citoyens chinois étaient déjà interdits de vols aériens et 1,65 million de train.

Il n’y a pas besoin de beaucoup d’imagination pour envisager la façon dont tout cela va forcément mal tourner. Le gouvernement parle de sincérité alors qu’il n’y a rien de moins sincère qu’un réseau social, ne fut-ce que parce que les algorithmes et le big data sont par essence réducteurs, ne tenant jamais compte des nuances et des contextes. Les réputations sur les réseaux sociaux de Donald Trump et de certains jeunes rappeurs bruxellois relèvent par exemple de la fiction notoire. Des followers fictifs ont été achetés pour les gonfler et on peut penser que pas mal de Chinois feront de même pour garder accès à des services basiques sur Sesame Credit. Il est tout aussi prévisible que des métiers d’arnaqueurs de première bourre vont fleurir: consultants en réputation online, hackeurs de points perdus, marché noir sur les produits interdits à ceux n’ayant plus assez de points pour y accéder légalement… Sans même parler d’une distinction accrue entre les classes sociales qui ne peut qu’aboutir qu’à des envies de dissidence, voire de révolution. C’était d’ailleurs le message de fin de l’épisode de Black Mirror, quelque chose que savent par ailleurs très bien les gamers et les utilisateurs assidus de réseaux sociaux: quand les règles du jeu lassent et qu’on est fatigué de tricher, c’est perdre sciemment et fièrement qui devient véritablement amusant. Dommage que l’on doive encore une nouvelle fois passer par une horrible aventure sociale dystopique avant d’en tenir pleinement compte.

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