Kunstenfestivaldesarts: un coeur qui bat à Molenbeek

100% Pop, de l'artiste zimbabwéenne basée à New York Nora Chipaumire, est l'un des spectacles présentés à la Raffinerie, rue de Manchester à Molenbeek, épicentre de ce Kunstenfestivaldesarts. © IAN DOUGLAS
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Surnommée « le petit Manchester » à l’époque de son essor industriel, Molenbeek fait face à une reconversion difficile. Sa mue passe aussi par la culture, comme le souligne le Kunstenfestivaldesarts, qui a choisi d’y établir le centre de sa prochaine édition, du 10 mai au 1er juin.

Rendez-vous annuel bruxellois où découvrir la crème de l’avant-garde nationale et internationale en arts de la scène, le Kunstenfestivaldesarts est un événement qui ne dispose pas de son propre lieu: il rayonne dans la ville à travers une série de partenaires. Et ce rayonnement s’effectue à partir d’un « centre », point névralgique et festif qui n’est jamais choisi au hasard. Après, par exemple, le Palais de la dynastie au Mont des Arts en 2017 ou le cinéma Marivaux en 2014, c’est cette année la rue de Manchester, à deux pas du canal et en plein Molenbeek, qui fera battre le coeur du KFDA, accueillant notamment sa billetterie, son bar-resto et ses soirées festives. La rue est celle du Recyclart et du VK, de Charleroi danse/ La Raffinerie et du Cinemaximiliaan. Un décentrement volontaire pour attirer l’attention sur l’actuelle transformation d’un ancien pôle de production industriel, tristement médiatisé à travers le monde suite aux attentats de Paris et de Bruxelles, en pôle de production culturelle. Une transition déjà incarnée par exemple par les différentes manifestations de « Molenbeek Métropole Culture » en 2014, par le festival Kanal, par l’action de la Maison des cultures et de la cohésion sociale ou encore par l’ouverture, en 2016, du Mima (Milennium Iconoclast Museum of Art).

L'énorme hangar de l'ancienne imprimerie qui accueille Recyclart et le VK.
L’énorme hangar de l’ancienne imprimerie qui accueille Recyclart et le VK.© YVES ANDRE

Le jour de la conférence de presse où est dévoilée la programmation du cru 2019 du Kunsten, les travaux vont bon train dans l’ancienne imprimerie de la rue de Manchester, au numéro 15. La visite du chantier est menée par Roel Forceville, directeur de Recyclart. L’association bicommunautaire, qui a fait pendant vingt ans les beaux jours et les beaux soirs underground de la gare de la Chapelle, sur la jonction Nord-Midi, a été forcé de vider les lieux en mars 2018 pour des raisons de sécurité incendie. Elle a trouvé un espace juste à côté de la Raffinerie où implanter, pendant quatre ans au moins, ses trois piliers: le centre d’arts (avec ses expos photo, ses concerts), la Fabrik (atelier de menuiserie et de travail du métal) et le bar-resto, ces deux derniers étant développés dans une dynamique d’insertion socio-professionnelle. Le Gemeenschapscentrum De Vaartkapoen partagera les lieux pendant au moins deux ans, le temps que son propre lieu, également à Molenbeek, rue de l’Ecole, soit rénové. Pour l’heure, une grande « boîte » insonorisée est construite dans l’ancien hangar de l’imprimerie. Capacité: 400 personnes. Et juste à côté, le bar pourra en accueillir 200. De quoi satisfaire le public avide de concerts du VK. Et aussi, donc, pendant deux semaines, celui du Kunsten.

La cour du numéro 15 de la rue de Manchester (avant aménagements), idéale pour les beaux soirs du KFDA.
La cour du numéro 15 de la rue de Manchester (avant aménagements), idéale pour les beaux soirs du KFDA.© YVES ANDRE

Des briques et de la culture

Imposant, le projet de chantier n’aurait pu voir le jour sans la Région de Bruxelles-Capitale et la VGC (Vlaamse Gemeenschapscommissie, la commission communautaire flamande). « Depuis la sixième réforme de l’Etat (2011-2014, avec de nombreux transferts de l’Etat fédéral vers les entités fédérées), la Région de Bruxelles- Capitale, qui pouvait déjà investir dans des briques, a des compétences culturelles en matière de projets biculturels d’intérêt régional, souligne Sophie Alexandre, membre du trio à la direction du Kunsten (lire aussi l’encadré ci-dessous). La Région joue aujourd’hui un rôle essentiel dans l’acquisition et la rénovation de bâtiments pour des lieux culturels. On peut citer l’exemple récent du garage Citroën, qui héberge désormais le Kanal – Centre Pompidou. Ici, la Région a acheté le bâtiment pour Recyclart, avec une volonté manifeste d’investir dans la zone du canal. Par contre, les travaux ont été financés par la VGC, qui soutient à la fois le VK et Recyclart. Grâce à ces deux pouvoirs subsidiants, les choses ont pu avancer. »

En établissant son QG à cet endroit, le KFDA entend faire découvrir les lieux à son public, en y programmant par ailleurs toute une série de manifestations: 100% Pop, hommage à Grace Jones de la New-Yorkaise d’origine zimbabwéenne Nora Chipaumire; atla, de la chorégraphe Louise Vanneste, inspirée par le roman Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Michel Tournier… mais aussi tout le projet Free School et ses workshops gratuits ouverts à tous. Mais le Kunsten contribuera également à la réflexion sur le développement du site, notamment à travers le City Talk du 11 mai, sur l’avenir de la zone du Canal.

Frontières mentales

« En installant le centre du festival rue de Manchester, nous voulons stimuler notre public en l’invitant à requestionner la perception géographique de la ville, poursuit Sophie Alexandre. Il s’agit surtout de faire bouger des frontières mentales car dans les faits, le quartier est très accessible: il est à dix minutes à pied de la rue Dansaert, et à six minutes de la station de métro Delacroix. »

Des frontières mentales qui ne semblaient pas exister dans les années 1980, à l’époque où la foule se pressait aux concerts, spectacles, films et expos organisés par le Plan K dans l’ancienne raffinerie de sucre Gräffe (la célèbre cassonade), transformée à partir de 1979 en lieu culturel alternatif. Le navire de brique, de fonte et de fer construit au milieu du XIXe siècle a vu entre autres passer la première prestation hors du Royaume-Uni de Joy Division et les spectacles du chorégraphe Frédéric Flamand, qui dirigera Charleroi danse, Centre chorégraphique Wallonie-Bruxelles, entre 1991 et 2004.

La Raffinerie, du sucre à la danse.
La Raffinerie, du sucre à la danse.© DR

Depuis le 1er janvier 2018, c’est la Française Annie Bozzini qui pilote l’institution, un pied aux Ecuries à Charleroi et un pied à la Raffinerie de Molenbeek. Et elle ne tarit pas d’éloges sur sa maison bruxelloise de 15.000 mètres carrés. « Je suis venue pour la première fois à la Raffinerie en 2005 et j’ai tout de suite été frappée par la qualité de la rénovation, se rappelle-t-elle. J’ai toujours trouvé que la Belgique était beaucoup plus en avance que la France dans ce domaine. Depuis que je pratique quasi quotidiennement la Raffinerie, je ne m’en lasse pas. Ce sont des architectures très habitées et accueillantes pour l’imaginaire, très favorables pour des activités artistiques. »

Annie Bozzini a accueilli à bras ouverts la proposition du Kunsten de s’installer à la rue de Manchester et voit d’un oeil tout à fait favorable l’arrivée de Recyclart et du VK dans les bâtiments voisins. Un « tunnel » a même été percé pour faciliter les échanges entre les deux édifices. Mais la directrice reste lucide sur les difficultés du lieu par ailleurs isolé du centre-ville pendant quatre ans par les interminables travaux de la porte de Ninove. « L’inconvénient de ces architectures conçues à l’origine pour le travail est que ce sont des bâtiments fermés, avec des façades imposantes, peut-être intimidantes pour les gens du quartier. L’endroit a longtemps vécu complètement en parallèle de la réalité de ce quartier et il faudra du temps pour changer les choses. » Des ateliers pour enfants et des cours maman/bébé ont été lancés dans l’idée de désacraliser la Raffinerie. Charleroi danse s’est aussi investi dans un projet de collectage vidéo des « premières danses » des enfants de Molenbeek entre trois et six 6 ans. Au niveau du bâti, Annie Bozzini souhaite à terme installer un studio de danse vitré dans le bâtiment annexe donnant d’un côté sur la rue et de l’autre sur la cour, afin d’ouvrir l’architecture là où c’est possible.

Dans quelques jours, ces lieux pulseront au rythme du KFDA et jusqu’à la soirée de clôture du 1er juin. Le défi est de taille. Il en vaut la peine.

Trois directeurs, neuf coups de coeur

Dries Douibi, Daniel Blanga Gubbay, Sophie Alexandre
Dries Douibi, Daniel Blanga Gubbay, Sophie Alexandre© BEA BORGERS

En septembre dernier, un jeune trio a succédé à la direction de Christophe Slagmuylder à la tête du Kunsten. On a demandé à Daniel Blanga Gubbay, Dries Douibi et Sophie Alexandre d’établir chacun leur tiercé d’immanquables dans leur programmation cette année.

Sophie Alexandre

Symphonia Harmoniae Caelestium Revelationum (du 10 au 19 mai aux Brigittines).

« J’ai vu Romances Inciertos, où le danseur et chanteur François Chaignaud était accompagné de musiciens espagnols. C’est un performeur incroyable. Ici, il interprète par coeur le répertoire de Hildegard von Bingen avec Marie-Pierre Brébant. »

Conversation Without Words (du 10 au 30 mai, rendez-vous au Recyclart).

« Quinze personnes se rendent dans un lieu secret et se mettent d’accord sur la durée d’une conversation qu’elles auront sans mots, en inventant ensemble un nouveau langage. La performance, qui repose beaucoup sur l’empathie, se termine par un repas. »

Tú amarás (du 18 au 22 mai aux Tanneurs).

« Bonobo, un collectif de Santiago de Chile, aborde la question du racisme implicite dans un texte fin, précis et intelligent. »

Dries Douibi

Cutlass Spring (du 21 au 24 mai au Beursschouwburg).

« Dana Michel est une chorégraphe exceptionnelle qui m’a toujours étonné. Son langage physique dévoile l’histoire complexe des corps racisés en Amérique du Nord. »

Furia (du 24 au 27 mai au Théâtre national).

« Faire de l’art dans le pays de Bolsonaro n’est pas facile. Lia Rodrigues a toujours conçu des chorégraphies urgentes dans des circonstances difficiles. Aujourd’hui, elle se surpasse dans une performance compacte qui est autant une célébration qu’un « fuck you » adressé au régime. »

Phantom Beard (du 25 au 28 mai au Théâtre des Martyrs).

« Monira Al Qadiri a développé un langage artistique très particulier lié à son parcours en arts visuels, en y mêlant toujours sa propre histoire de femme née au Koweït, qui a grandi au Japon et au Liban, à des questions d’actualité. »

Daniel Blanga Gubbay

Dancer of the Year (du 10 au 19 mai à Kanal – Centre Pompidou).

« Grand artiste international, Trajal Harrell est présent pour la première fois au festival avec un projet sur la représentation de soi, qui prend la forme d’une boutique pendant la journée et d’un solo de danse le soir. »

Ductus Midi (du 16 au 19 mai à la Balsamine).

« Ce projet d’Anne Lise Le Gac et Arthur Chambry présente des contours indéfinissables, entre musique, danse et langage. Unique dans sa manière de nous transporter dans la création d’un monde caractérisé par une extrême liberté. »

Liquid Violence (du 23 mai au 1er juin à Nine One).

« Cette installation vidéo de Forensic Oceanography est importante pour nous dans la possibilité qu’elle offre d’analyser les politiques migratoires et de questionner l’Europe que nous voulons, à la veille des élections. »

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