Kanal Brut, la phase de « préfiguration » du projet Kanal

© Jean Tinguely
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Avant les travaux, Kanal-Centre Pompidou lève le voile sur sa phase de  » préfiguration  » à travers un premier lot d’expositions prenant place dans l’ancien garage laissé brut. Un époustouflant Kanal Brut.

On a reproché à la Région de Bruxelles-Capitale de faire cavalier seul sur le projet qui porte désormais le nom de  » Kanal – Centre Pompidou « . Le chemin parcouru en solitaire n’aura pas été vain : le travail accompli est sidérant. Quand on sait la complexité politique du pays, le goût national pour les travaux inutiles, les volontés d’hégémonie culturelle locales et l’adversité qu’a suscité le projet, il convient de tirer son chapeau… Qu’on en soit là relève tout simplement du miracle. Une visite en avant-première de l’ouverture de la première phase d’occupation, dénommée Kanal Brut, en attendant le début du chantier, nous a laissé fébrile. On a dû se pincer pour se convaincre que ce qu’on avait devant les yeux se produisait bel et bien à Bruxelles.

Evidemment, chacun est en droit de trouver le contrat avec le Centre Pompidou trop cher – deux millions d’euros par an durant les cinq années où Kanal évoluera à son rythme de croisière -, discuter de la pertinence des acquisitions ou de l’opportunité de passer par un opérateur français… Mais une chose est certaine : la capitale traumatisée, qui semble à l’arrêt sur de nombreux dossiers, avait besoin de perspectives. Qu’une proposition transversale et pluridisciplinaire comme celle-là voit le jour est la preuve que Bruxelles peut encore sortir de sa torpeur, fédérer et enthousiasmer. On s’en réjouira d’autant plus que l’agencement articulé entre, d’une part, la puissance du bâtiment industriel et, de l’autre, les collections et l’expertise du Centre Pompidou, laisse sans voix. Bien sûr, des questions se poseront lorsque, dans dix ans, la structure devra voler de ses propres ailes… En attendant, le plus important était que ce projet Kanal décolle. Il le fait avec panache.

Le paradis, un début…

C’est en compagnie de Nicolas Liucci-Goutnikov, chargé de la coordination scientifique au Centre Pompidou, que l’on découvre les premières expositions, qui s’articulent comme autant de galeries parmi les innombrables mètres carrés disponibles. L’homme revient sur les axes qui ont guidé la réflexion :  » On s’est d’abord demandé ce que l’on pouvait exposer. En raison du caractère brut de l’endroit et de son absence de climatisation, les pièces fragiles, dessins et peintures à l’huile, ont été écartés d’emblée. Après, il s’est agi de savoir ce que l’on voulait montrer. Il n’était pas question de débarquer avec une thématique hors-sol, un propos déconnecté du lieu, mais bien de privilégier des oeuvres soulignant à la fois l’esthétique particulière de ce garage industriel qui, à une époque, était le plus grand d’Europe, et sa problématique sociale.  »

Le Mannequin, Alain Séchas, 1985.
Le Mannequin, Alain Séchas, 1985.© Alain Séchas

Dans cet esprit, l’ancienne partie dédiée à l’administration réveille les anciennes fonctions laborieuses, de la comptabilité au marketing, en convoquant plusieurs artistes conceptuels. Pour rappel, ce courant artistique s’est beaucoup nourri des contours de ce que les philosophes ont appelé la  » société administrée « . En vrac, les oeuvres de l’artiste américain Haim Steinbach rejouent les flux de la marchandise, tandis que le collectif d’artistes britanniques Art & Language s’amuse des procédures de classification. Plus que questionné, le monde du travail est également mis à mal avec des plasticiens comme Alain Séchas et son Mannequin renversé dont la tête est prise dans un seau, Erwin Wurm et ses désopilantes One Minute Sculptures, voire encore Fischli & Weiss, qui tordent le cou au mobilier. Cette section, qui porte l’intitulé  » Objet : Administration « , n’est certes pas la plus spectaculaire, mais elle stimule les sens au fil d’un passionnant renversement, celui d’oeuvres pensées pour interroger une vie unidimensionnelle, replacées dans le contexte d’une architecture imbibée des valeurs dont elles procèdent et contre lesquelles elles se dressent.

Du côté de la section autrefois dédiée à la carrosserie, les propositions varient.  » Tôles  » se penche sur l’importation opérée dans le champ de l’art par les plasticiens de matériaux issus de la vie industrielle. Certaines pièces sidèrent par leur évidence – une compression Ricard de César, un sublime assemblage de John Chamberlain, The Bride – mais également un Arlequin à la délicatesse inouïe de Juan Gris non loin d’une remarquable installation sonore, Oracle, de Robert Rauschenberg. A l’étage, la vaste dalle de béton qui accueillait les véhicules est ponctuée par  » Station to Station « , une proposition qui donne à voir des pièces monumentales que le Centre Pompidou ne peut se permettre d’accueillir pour des raisons de place. Au programme, une Maison tropicale imaginée en 1953 par Jean Prouvé dialogue avec une exposition sur l’architecture coloniale qui a été suggérée avec beaucoup d’à-propos par le Civa (Centre international pour la ville, l’architecture et le paysage, à Bruxelles). Stupéfait, le visiteur découvre aussi Pao II, une structure légère suspendue à la verrière. On la doit au Japonais Toyo Ito, qui l’a conçue comme un contrepied à la matérialité impérialiste des constructions habituelles. Côté premier choc visuel en entrant, on remarque aussi Jean Tinguely, qui convoque la mort à travers L’Enfer, un petit début, un ensemble soufflant constitué de plus de trente sculptures mobiles autonomes. En phase avec les attentes d’un espace transdisciplinaire, le Centre Pompidou prouve également combien son horizon dépasse l’art contemporain pour embrasser la création contemporaine. Ce dont témoigne des structures adaptées aux spectacles vivants – notamment celle du tandem allumé Sophie Perez et Xavier Boussiron -, des projections envoûtantes – on pense aux films participatifs d’Armand Gatti diffusés dans les anciens vestiaires – et trois niveaux du défunt showroom consacré à une série de dispositifs, entre autres les paradoxes visuels de David Haxton, qui convient à repenser l’image cinématographique. Sans oublier un studio réalisé selon un protocole établi par Michel Gondry, qui invite tout un chacun à s’inscrire pour tourner son propre film . Et dire que tout cela ne fait que commencer…

Kanal Brut : quai des Péniches, à Bruxelles, du 5 mai au 10 juin. www.kanal.brussels

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