Jeux vidéo et art contemporain: l’art dans le game
Avec son graphisme percutant et son caractère immersif tendant à supplanter la réalité, le jeu vidéo constitue une source d’inspiration de plus en plus prisée par l’art contemporain. Preuves à l’appui.
L’actuelle montée en puissance de l’esthétique et des codes des jeux vidéo ne peut échapper à l’amateur d’art contemporain. Depuis que cette industrie s’est vue canonisée par le MoMA en 2012, année lors de laquelle le célèbre musée new-yorkais a fait entrer quatorze jeux dans sa collection (dont les fameux Pac-Man, Tetris ou The Sims), le gaming n’a eu de cesse de jouer les trouble-fêtes au sein de corpus plastiques variés. Plusieurs régimes d’appropriation sont à pointer. Il y a d’abord la citation, l’emprunt, sorte d’usage léger qui dit néanmoins la fascination. Celle-ci se caractérise par une transposition sur la trame d’un médium plus traditionnel. On pense ainsi au photographe genevois Pascal Greco qui a signé une série d’images shootées à même Death Stranding, jeu d’action dont les décors forgés par un cador du code ressemblent à s’y méprendre aux paysages de l’Islande. Plus besoin dès lors de faire le voyage à Reykjavik, ce qui constituait le projet initial de l’artiste.
Plus symptomatique encore est l’approche d’un Wim Delvoye qui, fidèle à ce qui constitue l’ADN de son travail, à savoir la circulation entre les registres culturels nobles et populaires, s’est amusé à transposer à la faveur de bas-reliefs des captures d’écran de jeux vidéo – Counter-Strike et Fortnite, en l’occurrence. Chacun de ces instantanés restitue le contexte virtuel avec une précision inouïe, les différents niveaux s’étagent parfois sur à peine quelques millimètres dans la plus pure tradition du stiacciato, cette technique, littéralement « écrasée », permettant de répondre aux règles de la représentation en perspective par le biais d’un relief de faible épaisseur. Le processus de création de ces gangues minérales a été totalement numérisé, depuis la saisie des scènes sélectionnées jusqu’à leur inscription dans la tablette par le biais de fraiseuses électroniques ultraperfectionnées. Delvoye: « Nous avons montré le résultat à des gamers. Certains reconnaissaient avec émotion l’endroit où leur avatar a été tué. Tel était mon but: fossiliser une seconde de ces odyssées foisonnantes qui, non contentes de faire office de seconde vie pour des tas de gens, offrent aux meilleurs d’entre eux des revenus qui se comptent en millions d’euros. » Le tout pour une expérience restituée au plus près de la réalité de ces plateformes ludiques, qu’il s’agisse des compteurs indiquant les ressources disponibles ou que ce soient les fameuses mains armées, celles qui figurent la présence du joueur à l’intérieur de l’environnement virtuel, surgissant parfois en avant-plan de la composition. « La peinture classique n’a jamais pensé à faire figurer les mains de l’homme dans la fenêtre qu’ouvre le tableau, ce procédé est pourtant génial car le regardeur est littéralement embarqué dans l’image… Il n’est pas trop fort de dire qu’il s’agit là un apport important à l’élaboration de la représentation« , se réjouit le plasticien qui encense le talent des programmeurs spécialisés dans le design de jeux vidéo.
Contemporaines dystopies
D’autres démarches vont plus loin faisant du jeu vidéo la matière même de l’oeuvre. Mention pour le Français Jonathan Vinel dont le Martin Pleure (2017) a marqué les esprits. Exhibé dans des lieux dédiés à l’art contemporain, ce court-métrage peuplé d’acteurs virtuels a été réalisé avec les outils qui sont ceux du jeu Grand Theft Auto 5. Le scénario déroule une abominable errance racontée d’une voix au bord des larmes. Soit une forme désabusée idéale pour narrer une contemporaine dystopie -c’est l’une des caractéristiques du jeu vidéo que d’incarner la forme même d’une vie dématérialisée. Dans la foulée de cette perspective menaçante, la Suédoise Lap-See Lam convoque avec Mother’s Tongue (2017) un scénario catastrophe du même type dans le décor d’un restaurant chinois dont l’architecture fantasmatique et délabrée a été obtenue en additionnant les scans 3D de plusieurs cantines cantonaises, bien réelles celles-là, de Stockholm. Cette visite est l’occasion de raconter une histoire sur trois générations de femmes. Au déclassement culturel et générationnel succèdent les disqualifications sociales et technologiques, comme en témoigne la voix off synthétique qui laisse entrevoir un futur dans lequel intelligence artificielle et robotique remplacent les êtres humains. Plus ambigu est le travail d’un Neïl Beloufa dont la dernière proposition à Bruxelles, à la galerie Clearing, consistait en une sorte de métavers, du nom de ce type d’espaces virtuels dans lesquels les personnes peuvent interagir socialement et économiquement, déployé contre toute attente de manière tridimensionnelle.
Il reste que c’est le Belge Emmanuel Van der Auwera qui fait l’usage le plus approfondi de cette étoffe virtuelle. Son travail est à découvrir en ce moment au BPS22 à Charleroi, il s’agit d’installations vidéo donnant à voir avatars et métavers. Ancien gamer, le plasticien jette un regard pertinent sur le phénomène: « Une mutation forte s’est opérée quand le jeu vidéo est passé du statut de divertissement spectaculaire, dans lequel le joueur est à distance, à celui d’univers en soi à la faveur de la fusion avec les réseaux sociaux. Un jeu comme Fortnite témoigne de ce glissement. Ce n’est plus un média qu’on consomme de l’extérieur comme la télévision mais un média avec lequel on fait corps, en ce sens l’importance des « skins » dans Fortnite est révélatrice. On y reconstruit une identité. Pour un artiste, il est magnétique de voir l’autre humanité qui s’y développe. Les gens n’y parlent pas de la même manière, n’y agissent pas de la même façon, les informations qui y circulent sont également différentes. Le réel y est replié. Je n’ai pas encore réussi à savoir si cela enrichissait la réalité ou si ça l’appauvrissait… En tout cas, c’est fascinant. »
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