Laurent Raphaël

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Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’édito de Laurent Raphaël

Non, tout le monde ne vit pas dans l’attente du quart d’heure de célébrité promis par le prophète Andy Warhol. Au cynique « de nos jours, être inconnu est pire qu’être pauvre » entendu dans la série télé Glee, certains préfèrent encore le candide « pour vivre heureux, vivons cachés ». Enfin, quand on dit vivre caché, entendons-nous. On ne songe pas forcément à un être hirsute terré au fond des bois, sans eau courante, sans smartphone et sans connexion wi-fi. Comme sur l’échelle de Richter, il y a des degrés dans l’incognito. Si le Robinson Crusoé volontaire et le street artist Banksy partagent tous les 2 le goût du secret, il est clair qu’ils en font chacun un usage fort différent: le premier s’est converti à la doctrine fondamentaliste de l’anonymat, le second a opté pour sa version païenne, débridée, iconique.

Comme Fantômas et comme tous ces héros de la culture populaire qui avancent masqués (de Monsieur Choc dans Tif et Tondu au Numéro 1 dans Le prisonnier), le pochoiriste british se sert de son pseudo (pour d’autres, ce sera un casque ou une éclipse partielle ou totale) autant comme un paravent que comme un étendard. Les écrivains qui restent dans l’ombre de leur oeuvre comme Shane Stevens ou le bien nommé Anonyme cultivent la même ambiguïté par rapport à la notoriété. D’un côté, ils se mettent à nu, s’exposent, sollicitent l’attention et -on suppose- l’adhésion, ils montent en première ligne sur le front littéraire, de l’autre ils se cachent dans le maquis de leur vie privée. Un pied dedans, un pied dehors. Un jeu à double tranchant. Une fois qu’on a choisi la clandestinité, il est périlleux de faire marche arrière. Car noyer son identité dans une brume de mystère, c’est donner du grain à moudre à l’imagination et au fantasme.

Certains inconnus sont ainsi devenus bien plus célèbres que les pseudo-stars fabriquées à la chaîne par TF1. Faire son coming out, c’est abandonner le romanesque pour rallier le plancher des vaches. La déception ne peut être qu’au rendez-vous… Rares sont d’ailleurs ceux qui s’en sont sortis avec les honneurs. On pense évidemment au tour de passe-passe de Romain Gary, qui a raflé le Goncourt à 2 reprises, sous son nom et sous son pseudo, Emile Ajar. Dans le climat actuel d’exhibition forcenée, l’anonymat permet de prendre le contrepied, de marquer sa différence. C’est vrai dans la musique depuis Daft Punk jusqu’à Cascadeur, c’est encore plus vrai dans la sphère activiste. Certains empêcheurs de penser en rond portent même leur statut d’apatride en bandoulière. Comme les Anonymous, groupe d’internautes qui balance des infos confidentielles compromettantes pour les puissants. Manière de montrer où est la priorité: ni dans les egos des militants, ni dans la communication (encore que, rien de tel qu’un peu de dissimulation pour activer le buzz), mais dans les révélations des documents jetés en pâture. Après l’étalage compulsif de l’intime, le grand retour de l’humilité?

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