Laurent Raphaël

In Memoriam

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

C’est peut-être ça la solution pour ne rien oublier: organiser tous les cinq ans des commémorations en grandes pompes, avec spectacle pyrotechnique et défilé de chefs d’Etat, pour chacun de nos souvenirs. Pas très pratique certes mais imparable pour entretenir la flamme.

L’édito de Laurent Raphaël

La petite, celle qui vous démange au quotidien -Où sont mes clés? Comment s’appelle encore cet acteur?-, comme la grande, celle qui vous a extorqué des larmes ou piétiné les rêves d’enfance. Voire la gigantesque, celle qui fédère dans la joie ou la douleur tout un peuple -une guerre, un séisme, un attentat, une victoire sportive…- et brille d’un éclat particulier dans le ciel embouteillé de la mémoire. A croire que la zone de stockage est régie par un système de classes, avec sa noblesse -des images peu nombreuses mais choyées- et son quart-monde, où croupissent en grand nombre des bribes d’histoires passées.

Une fatalité? Oui et non. A quelques octets près, et si l’on met de côté les maladies et les athlètes du ciboulot (on y revient dans un instant), les disques durs livrés d’origine, 1,5 kilos sur la balance, sont assez standards. Et il en est ainsi depuis que Homo sapiens a écrasé la concurrence sur le ring des hominidés. La performance vient ensuite, au gré de l’expérience, même si globalement nos capacités d’enregistrement sont paradoxalement en train de s’émousser. « Jadis la mémoire était le fondement de toute culture, mais depuis le jour où nous avons commencé à peindre nos souvenirs sur les parois des grottes, nous avons peu à peu remplacé notre mémoire naturelle par une vaste superstructure de soutiens de mémoire externes », fait remarquer le journaliste américain Joshua Foer dans ses Aventures au coeur de la mémoire (Robert Laffont).

En cas de bug informatique majeur, c’est une grande partie de la mu0026#xE9;moire, donc de la connaissance, qui serait menacu0026#xE9;e.

Autrement dit, on a externalisé nos souvenirs grâce aux avancées techniques, sommaires comme le dessin, sophistiquées comme le livre ou plus tard la photo… La révolution digitale a encore accéléré le phénomène. Et rendu presque obsolète en théorie la nécessité de s’encombrer de données secondaires ou essentielles. Même avec une passoire à la place de la tête, on peut avoir réponse à tout si on a à sa disposition un smartphone et une connexion Internet. Qui n’a d’ailleurs pas tapoté sur son iPhone, sa tablette ou son PC deux ou trois mots-clés pour retrouver un titre de film ou de chanson plutôt que de se creuser un peu la nénette? Conséquence logique: à long terme, faute d’être utilisé, le grenier cérébral où l’on range son fourbi pourrait définitivement être condamné. Sans qu’on en mesure le risque. En cas de bug informatique majeur ou, pire, de panne électrique totale, c’est une grande partie de la mémoire, donc de la connaissance, qui serait menacée. A cela s’ajoute l’ironie de voir que la taille du frigo se réduit alors que nous avons de plus en plus de choses à y caser…

Tout n’est pourtant pas perdu. Dans son enquête sur ce vaste territoire, Foer a rencontré des champions de la mémorisation, le genre de spécimen capable de régurgiter sans ciller une liste de 300 mots aléatoires, qui lui ont révélé leur « truc », qui tient en trois mots: palais de la mémoire. Pour faire court, cette technique ancestrale à la portée de tous consiste à déposer les fragments d’information à retenir dans un espace géographique familier, par exemple les pièces de sa maison ou le long d’une route qu’on connaît par coeur. Entre initiés, on parle même d’art de la mémoire, l’imagination étant en quelque sorte l’architecte de ce dispositif. Trop beau pour être vrai? On serait enclin à le penser si l’auteur, doté d’un QI pourtant dans la moyenne, n’avait réussi en un an d’entraînement à décrocher le titre de champion des Etats-Unis de mémorisation…

En attendant de se lancer, on se consolera de nos absences en se disant que la vie des surdoués de la résilience -comme le mnémoniste des Trente-Neuf Marches de Hitchcock- n’est pas de tout repos non plus. Celui qui retient tout et surtout n’importe quoi étouffe sous le poids des choses sans intérêt. Elles entravent en permanence sa capacité de jugement et de choix, le condamnant à l’auto-intoxication.

Dernière chose: certains d’entre vous se souviendront que nous avions déjà traité ce sujet, mais sous un angle différent, il y a un an et des poussières. Pourquoi y revenir alors? Tout simplement parce qu’on avait oublié…

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