Critique scènes: Mademoiselle Agnès ou la misanthrope

Mademoiselle Agnès
Nicolas Naizy Journaliste

Superbe relecture de Molière, Mademoiselle Agnès de Rebekka Kricheldorf fait payer à son héroïne le lourd tribut de sa sincérité. Philippe Sireuil y injecte son savoir-faire dans la direction d’acteurs et l’élégance de sa mise en scène. Un must!

« J’en ai marre… » La longue tirade solitaire d’Agnès en ouverture donne le ton. « J’en ai marre de ces artistes. Ces parasites qui enchaînent les bourses, qui élèvent les petites aventures fades qu’ils ont entre eux au statut de drame intime et engagé. N’importe qui avec un gramme de coke dans le nez peut demander des subventions pour un projet culturel avec des réfugiés. » On ressent que le personnage n’a pas pour habitude d’euphémiser son jugement.

Blogueuse redoutée dans le monde de l’art contemporain, Agnès a pour elle son intégrité et son honnêteté. Ses proches, elle les apprécie mais ne les ménage pas: son fils Orlando (Félix Vannorenberghe), leader d’un groupe de pop, n’a pas le don pour l’écriture de sa mère, estime cette dernière; la meilleure amie Fanny (Daphné D’Heur), récemment divorcée, profite du refuge de la demeure de son amie mais pas vraiment de son épaule sur laquelle se lamenter. Ne trouvent grâce à ses yeux que son compagnon Sascha (Adrien Drumel), séduisant artiste-performeur entouré de groupies (Gwendoline Gauthier et Chloé Winkel), et Elias (Fabrice Adde), SDF philosophe hébergé par Agnès, dont les enseignements ne font sourire que l’hôtesse. Agnès offre sa sincérité pour seule preuve de son amour. Mais la vérité, parfois cruelle, a un prix: quand surgit la résistance de ses cibles et que s’insinue la jalousie dans sa relation, les règles du jeu semblent tourner à son désavantage. Ce que ne manquera pas de souligner son vieil ami mondain Adrian (Stéphane Fenocchi) qui, lui aussi, en a assez de l’amertume de la critique d’art allergique aux faux-semblants.

Mademoiselle Agnès
Mademoiselle Agnès© Hubert Amiel

Mordant et élégant

Comme un miroir, le texte de la dramaturge allemande Rebekka Kricheldorf répond au chef-d’oeuvre de Molière. La misanthrope Agnès/Alceste trop entichée de Sascha/Célimène se voit prise au piège de sa sincérité blessante et aveuglée par sa peur de la solitude. Dans Villa Dolorosa, mis en scène superbement par Georges Lini en 2019 sur ce même plateau du Théâtre des Martyrs, était de la même façon une relecture actualisée et pleinement réussie des Trois soeurs de Tchekhov. L’autrice parvient à ne pas être redondante avec son inspiration approfondissant l’intrigue d’un regard caustique et juste sur le monde contemporain. Mademoiselle Agnès offre ainsi une attaque en règle bien sentie contre les arrogances du monde de l’art, en la sublimant d’une délicate peinture de moeurs.

Philippe Sireuil y trouve une matière idéale et met à son service l’élégance de sa mise en scène. Une élégance relevée de la scénographique classieuse de Vincent Lemaire, des costumes de Pauline Miguet et de la partition lumineuse du maître d’oeuvre qui s’en est fait spécialiste. Sa distribution est particulièrement bien choisie, le jeu démontrant la nuance qu’il faut. Et France Bastoen, parfaite en Agnès, mordante et élégante à souhait, y trouve l’un de ses meilleurs rôles. On l’aura compris, cette Mademoiselle Agnès donne à apprécier une écriture intelligente et millimétrée, tout comme l’est l’incarnation qui lui est donnée ici.

Mademoiselle Agnès, de Rebekka Kricheldorf, mis en scène par Philippe Sireuil. Jusqu’au 17 décembre au Théâtre des Martyrs. www.theatre-martyrs.be

Mademoiselle Agnès
Mademoiselle Agnès© Hubert Amiel

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