Critique scènes: Désobéissante Pina

© Alex Gouliaev
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Grands soirs à Charleroi: le Tanztheater Wuppertal, la compagnie de la chorégraphe allemande Pina Bausch disparue en 2009, se produisait pour la première fois en Wallonie, avec une des pièces les plus célèbres de son répertoire. Dans son immense champ d’oeillets, Nelken (créé en 1982) interroge les rapports hiérarchiques et l’obéissance.

La danseuse brésilienne Ruth Amarante fait très bien l’enfant, même vêtue d’une robe de soirée. Dans une scène très reconnaissable pour tous les parents, elle use la patience de Pau Aran Gimeno, qui veut lui faire manger des morceaux d’orange. « J’aime pas les oranges. » « Elle est pas bonne l’orange. » « Elle a des pépins. » Alors il faut ruser, faire la petite voiture, faire la fusée, et pousser la perversion jusqu’à échanger incognito le gros morceau contre le petit. Ruth n’aime pas les oranges, mais elle finit par la manger quand même parce qu’un des piliers dans la manière dont les êtres humains élèvent leurs petits est que les enfants doivent obéir à leurs parents. C’est comme ça. Quand on n’écoute pas, on a une gifle, une fessée. Quand on écoute, on a un baiser. On obéit à ses parents comme on obéit à l’autorité, ici représentée par le Russe Andrey Berezin, un autre ancien de la troupe. Maître de cérémonie de Nelken, voire maître tout court, il demande à vérifier les passeports des autres danseurs, avec, en fond de scène, des bergers allemands tenus en laisse par leurs maîtres, aboyant, manifestement prêts à bondir. Et pour récupérer son passeport, il faut parfois accepter d’être ridiculisé. Oleg Stepanov doit imiter la chèvre, le chien, la grenouille, le perroquet…

Cagdas Ermis, lui, fait très bien celui qui n’écoute pas. À 1, 2, 3 soleil, il n’arrête pas de tricher. Il avance quand on ne le regarde pas, se cache derrière les autres pour avancer et puis les accuse pour détourner l’attention. Et puis il ne sait pas rester à sa place. Il se mêle de ce qui ne le regarde pas et quitte son poste dans la chorégraphie en ligne alors qu’on le rappelle tout le temps à l’ordre.

Tout ce que vous voulez

À qui faut-il obéir? Doit-on toujours faire ce qu’on nous demande, même si cela semble absurde, injuste? Ces questions résonnent étrangement quand on sait qu’elles sont posées par une chorégraphe qui a grandi dans l’Allemagne traumatisée par la Seconde Guerre mondiale (lire aussi son portrait dans Le Vif). Et ces questions, elle semble se les poser aussi à elle-même, en tant que chef de troupe détenant un pouvoir sur ses danseurs. Elle peut leur demander de plonger leur visage dans des oignons fraîchement émincés, habiller les hommes en femmes, les faire sauter dans un tas de caisses en carton depuis un échafaudage. « Pourquoi on me demande de faire ce que je ne sais pas faire », se plaint l’un. « Quoi d’autre? Pirouette, grand jeté: je peux faire tout ce que vous voulez », clame un autre. Mais Pina Bausch, avant même que le spectacle ne commence, montre qu’on peut désobéir: l’impressionnante scénographie de Nelken, qui donne aussi le titre à la pièce, se compose d’oeillets, une fleur en principe interdite dans les théâtres, par superstition. Bausch en plante des milliers sur scène.

Et Pina Bausch retourne ses questions au public. Julian Stierle, après avoir chanté plusieurs fois The Man I Love de Gershwin en langue des signes, demande aux spectateurs de se lever et de faire avec lui une séquence en quatre temps, bras ouverts, bras fermés. Et tout le monde suit. Face à son voisin, la séquence forme un geste d’étreinte. Un geste d’amour. Obéir à un chorégraphe ou obéir à un supérieur dans l’armée? Andrey Berezin, lui, a choisi. Dans la séquence finale, chacun vient à son tour expliquer au public pourquoi il est devenu danseur. Berezin arrive le dernier: « Je suis devenu danseur parce que j’ai eu un accident et parce que je ne voulais pas devenir soldat. »

Nelken: vu le 6 décembre au Palais des Beaux-Arts de Charleroi, www.charleroi-danse.be

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