Créons sort du bois: « Le graffiti, c’est une manière de vivre des choses fortes »
Longtemps fantasmé collectif, Créons profite de sa dernière exposition pour faire son coming out. L’Autre Part invite à se glisser dans la mine de cet artiste-graphomane, fou de peinture, dont la pratique dépasse de loin l’horizon gris du graffiti.
Petit retour en arrière, direction septembre 2016. À l’époque, Créons, que l’on croyait alors être composé de plusieurs membres, présentait une exposition à cheval sur trois maisons en friche du côté de la rue des Tanneurs à Bruxelles. La proposition était certes alléchante, notamment en raison de plusieurs incursions picturales du côté du paysage, mais elle pointait également les limites du genre. Pour qui avait suivi l’aventure depuis les débuts, Quelque part renvoyait un peu trop vers Mine de rien, projet similaire de 2014 ayant pris ses quartiers dans deux bâtisses inhabitées de Schaerbeek.
Ce que l’on qualifiait alors d' »extensions éphémères et inventives d’un travail prenant la rue comme essence » ne risquait-il pas de tomber à plat au moment où, fin avril 2021, un nouvel événement était annoncé sur une trame semblable, comprendre une friche urbaine -en l’occurrence les anciennes casernes de gendarmerie Fritz Toussaint désormais rebaptisées See U? Réponse: non. Pour cause, Créons, qui avoue « se lasser très vite des choses« , a repéré le danger qu’il pouvait y avoir à répéter un même format. Rompant désormais avec le silence lié à son désir d’anonymat ainsi qu’avec la rumeur savamment entretenue d’un travail issu d’un collectif, l’intéressé rencontré sur le lieu même de son nouveau déploiement explique: « Le personnage de Créons, que j’adore et pratique depuis dix ans, me colle à la peau mais avec le temps j’ai éprouvé le besoin de ne pas me laisser réduire à lui. Je voulais quelque chose de plus large. Mon ambition était que le visiteur entre dans une narration et ressorte avec une histoire en tête. C’était un vrai défi car ça me mettait face à mes limites. Jusqu’ici, je suis toujours parvenu à raconter de petites histoires mais pas à m’embarquer dans un long récit. »
Pour se renouveler, Créons a entrepris un long détour en sautant dans un vaste récit dessiné paru fin de l’année passée. Confusément, l’idée de L’Autre Part, un roman graphique fleuve de près de 220 pages, a fait son chemin dans l’esprit de l’intéressé à la suite de Quelque part, l’expo du quartier des Marolles. Le déclic est venu de la lecture d’une interview de Manu Larcenet à propos de son hallucinant Blast. L’artiste autodidacte d’expliquer: « Je considère cet album comme un chef-d’oeuvre. J’ai lu que pour le créer, Larcenet avait fait table rase du fonctionnement classique de la bande dessinée. Jusque-là, il réalisait d’abord des « bleus » qu’il encrait et puis coloriait. Pour ce projet, il a pris des grandes feuilles qu’il a posées sur le sol de son atelier et s’est mis à dessiner les personnages à la volée. Ça m’a totalement décomplexé de savoir que je ne devais pas être bloqué par le cadre qu’impose la case, moi qui ai une approche en grand et ne m’embarrasse pas des formats. Ça m’arrangeait aussi car je ne suis pas familier des outils informatiques, je travaille à la main. »
Né dans la rue?
Avec son titre éponyme, l’exposition dans l’un des bâtiments désaffectés de See U consiste en une immersion au coeur du vaste processus de création ayant accouché de L’Autre part. Le parcours, accessible sans réservation et proposé à un prix libre, aligne dix salles invitant à passer de l’autre côté du miroir exactement comme le fait le personnage en forme de crayon que l’on suit dans L’Autre part -une pièce éclairée aux néons ultraviolets rejoue d’ailleurs cette scène en trois dimensions. Sur fond de musique hypnotique, le visiteur part à l’aventure en pénétrant la matière même de l’ouvrage à la faveur de projections, d’installations -l’une d’entre elles scande tout le parcours à la façon d’un fil rouge- ou d’une caverne reconstituée à explorer à la lampe de poche. L’impression qui domine est celle que la féerie du livre, qui transpose une quête de soi dans un univers parallèle, prend corps.
L’événement est l’occasion pour Créons, qui ne révèle pas son nom en raison de « l’addition qu’il pourrait avoir à payer » pour ses nombreuses interventions dans la ville, de sortir partiellement de l’anonymat, en accordant une interview, et de dissiper les malentendus. Par exemple, celui qui consiste à voir en lui un artiste « né dans la rue« . « En réalité, on me connaît grâce au graffiti, c’est logique, celui-ci m’a permis d’avoir un musée à ciel ouvert et d’aller au-devant du public. Cela dit, j’ai toujours eu une pratique en atelier à travers la réalisation de tableaux. Chez moi, les images ont toujours circulé dans les deux sens, de l’atelier à la rue et de la rue à l’atelier. » Renoncer à la rue? « Il n’en est pas encore question, analyse l’intéressé. Mais je ne cesse de m’interroger sur la pertinence des interventions. Pour occuper l’espace, il est nécessaire d’avoir encore quelque chose à dire. Au fond de moi, je n’ai pas envie d’abandonner pour une raison simple: le graffiti lie la peinture à l’aventure. Le résultat final m’importe moins que le vécu que draine cette pratique. C’est une manière de vivre des choses fortes et surtout de faire des rencontres avec d’autres. » Il faut dire que Créons ne se reconnaît pas dans l’appellation « street artist », qui lui semble opportuniste. En revanche, il ne dédaigne pas de citer quelques signatures qui l’ont profondément marqué, à l’instar du muraliste polonais Sainer, dont il vante le sens de la couleur, voire de l’Afro-Américain à l’onirisme invasif Blade (alias Steven D. Ogburn, figure marquante des seventies) ou encore le crew parisien PAL, qui s’est fait connaître en explorant des styles liés à l’art moderne.
Le récit paru aux éditions CFC a permis à cet électron libre de sortir du « droit au but » qui caractérise le graffiti. « Sortir de cette contrainte pour prendre son temps« , analyse-t-il. L’Autre part a amené Créons à imaginer de nouveaux personnages et décors, plutôt flamboyants, dont il n’est pas exclu qu’ils peuplent un jour les murs de la capitale: des fleurs protégées par des armures; une sorte de clochard céleste bonhomme dont le pouce fait office de flasque d’où l’alcool jaillit sans tarir; une grotte matricielle, ornée d’une fresque pariétale, envisagée comme lieu de renaissance.
En trois dimensions
Dans la foulée, Créons rappelle que contrairement à ce que beaucoup croient, le personnage qui l’a rendu célèbre n’est pas né sur le jeu de mots « crayons-créons ». Il en retrace l’évolution: « Au départ, c’était une sorte de logotype, sans bras, ni jambes, aux contours symboliques. Je l’ai choisi car c’est un emblème puissant susceptible d’exprimer beaucoup de choses. Il a vu le jour en raison de la difficulté qui était la mienne à trouver un chemin visuel avec l’alphabet qui est à l’origine du graffiti tel qu’il nous est arrivé de New York. Je ne m’en sortais pas. Ce « crayon » a été ma porte de sortie et d’entrée. Avec le temps, il s’est mué en personnage à part entière. » Dans cet esprit, il n’est pas trop de dire que L’Autre part a permis une redécouverte du personnage. « En rue, je l’ai toujours approché de manière frontale. La translation sous forme de livre m’a obligé à l’envisager en trois dimensions, à en faire le tour, à le voir en mouvement et même à le rendre beaucoup plus éloquent« , confesse ce talent qui refuse de divulguer son âge.
L’une des performances de L’Autre Part réside dans le fait qu’il s’agit d’un récit sans paroles. « À la centième relecture du story-board, c’est-à-dire environ après un an de travail, j’ai eu la révélation que toute cette histoire fonctionnait sans les mots. Ça a solutionné beaucoup de problèmes mais en amené tant d’autres, notamment une exploration augmentée des possibles corporels du personnage, les émotions devaient passer à travers ses attitudes« , commente-t-il. Très émouvante en cela, l’exposition du See U ne fait pas mystère des difficultés et des doutes avec lesquels Créons a dû se battre. Ainsi de la première salle, qui montre de nombreux dessins précisés par des phrases. Cette « fausse piste« , puisqu’elle a été abandonnée en cours de projet, condense de nombreuses indications précieuses au visiteur désireux d’en savoir plus sur les arcanes de cette traversée de l’autre côté du miroir.
L’exposition fait mesurer à quel point L’Autre part est un conte initiatique, une féerie façon Alice au pays des merveilles dont l’intéressé n’avait pas « le scénario dès le départ« . Créons avoue l’avoir découvert « en avançant avec le personnage« . La surprise surgit du fait qu’il transpose son personnage là où on ne l’attend pas, par deux fois. D’abord dans un livre, ensuite dans un décor constitué de paysages naturels. Cette déterritorialisation audacieuse est le fait d’un plasticien faisant montre de maturité en ce qu’il ne subit pas son destin plastique, il se réapproprie sa liberté. « Je n’avais pas envie de dessiner la ville, je la vois tout le temps. Une grande partie de cette aventure s’est écrite à la campagne, elle est nécessaire à mon équilibre. La nature est ce qui m’émeut le plus. » La mythologie s’invite également à travers le récit, en particulier Narcisse, sur lequel Créons s’est arrêté à la faveur de la découverte d’une gravure d’Honoré Daumier. « La quête du reflet s’est imposée comme une référence évidente depuis le départ. C’est d’ailleurs une partie très sensible du récit car il faut suggérer cette absence qu’un lecteur pressé aura vite fait de manquer. »
Formellement, on goûte les libertés que s’est offertes le graffeur. L’Autre part est rythmé par des sortes de mouvements de caméra significatifs, notamment le zoom, entraînant l’oeil dans une spirale. « La bande dessinée est un cinéma du pauvre. Mon travail a beaucoup consisté à enchaîner des images de telle façon à ce qu’il y ait un rythme« , signale Créons en passant. Ces rythmes sont également apportés par des changements de techniques: il y a de la gouache, de l’aquarelle, de l’encre de Chine et même un peu de peinture à l’huile. Sans parler des mises en abyme qui sont enroulées au crayon de couleur. L’occasion est belle pour découvrir ce que l’on n’avait pas vu dans la rue, soit le fait que Créons soit un artiste particulièrement à l’aise avec la couleur, comme en témoigne la tonalité envoûtante des scènes de nuit de son histoire peintes de bleu cobalt et de gris de Payne. « La couleur m’a demandé beaucoup d’énergie, il fallait sortir de cette paresse très liée au graffiti d’utiliser des couleurs déjà préparées. Il m’a fallu prendre goût au mélange. Au final, j’ai découvert un champ de possibles inépuisable. Je pense n’être qu’au début de mon histoire avec la couleur. » Il n’en faut pas plus pour deviner un fou de peinture. Des noms de peintres sont avancés: Bosch, Cézanne, André Lemaître, peintre de Caen moins connu. Il loue également la spontanéité et la gestuelle de Pierre Alechinsky. « J’ai aussi beaucoup regardé les impressionnistes, sachant qu’ils se sont employés à sortir la peinture de l’atelier, ça fait sens dans le cadre du graffiti« , complète-t-il.
Vers quels horizons cet artiste va-t-il se tourner, lui qui ne tient pas en place? « J’ai envie de me tourner vers la peinture de chevalet. Revoir ce qu’est la composition, la juxtaposition… En même temps, je ne veux pas m’interdire d’utiliser mon personnage. C’est étrange d’être tiraillé entre une affection profonde pour tout ce qu’il m’a fait découvrir et la peur de n’être que lui. » Quoi qu’il en soit, une chose est sûre: le musée du Créons n’est pas pour demain.
L’Autre Part, See U, à Bruxelles, jusqu’au 27/06. www.les-crayons.com
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