Ces instants où ça bugge
Françoise Bloch et ses comédiens jonglent avec les théâtres documentaire et poétique pour parler du ras-le-bol. Tout en relevant subtilement les incohérences menant au burn-out de la société contemporaine, Points de rupture nous réinvite à dire stop.
Un avion qui, perdant de la vitesse, voit sa portance baisser, risque à tout moment de décrocher. Ce principe de physique aéronautique illustre assez bien ces Points de rupture. Françoise Bloch et son quatuor de comédiens (Jules Puibaraud, Elena Doratiotto, Léa Romagny et Aymeric Trionfo) s’aventurent dans cette zone trouble qui, un jour, fait « décrocher » jusqu’au plus motivé des employés. Un territoire où l’ambition et les espoirs professionnels se frappent au mur de l’incohérence, quand on a perdu le sens. Sans jamais le nommer, le burn-out est ici envisagé de façon globale, dans une optique psycho-sociale plus que médicale. On passe d’un point de non-retour entre un cadre et son n+1 à l’essoufflement d’un système économique qui a dévoyé la notion de bien-être au travail au service de la seule et prétendue efficacité. Une déshumanisation dénoncée ici avec subtilité et une confiance absolue dans l’intelligence d’un public jamais abandonné à un rôle passif de spectateur, mais invité activement à la réflexion.
Un procédé renouvelé
Un entretien d’embauche qui repousse les limites de l’intrusion intime, une réunion de travail qui insinue le doute dans la tête du porteur de projet, un collaborateur qui cherche le sens final de ce qu’il fait au quotidien… À quand la révolte ? Obéir ? Oui, mais jusqu’à quand ? Points de ruptures pousse autant au rire qu’à l’action: quand a-t-on perdu cette capacité à dire non ? Une réponse qui semble aujourd’hui la plus grande des audaces, selon Françoise Bloch.
Les précédents de la metteuse en scène –Grow or Go sur les sociétés de consultance, Une société de service ou l’enfer du télé-marketing, le magistral Money! et le décorticage du vocabulaire bancaire ou encore le docte Études sur la complexité technique des questions économiques et financières- ont utilisé le meilleur du théâtre documentaire pour faire entendre au public la poésie noire de l’économie actuelle. Cette marque de fabrique du Zoo Théâtre est ici encore reconnaissable: Françoise Bloch agit comme la cheffe d’un orchestre animée par un sens aigu de la création collective. L’équipe, excellente sur le plateau, a agencé son propos au fil de patients ateliers de recherche et d’improvisation, nourris des apports de chacun, pour aboutir à une succession de tableaux qui s’enchaînent par des procédés connus (l’utilisation d’une caméra projetée en direct, le ballet des fameuses tables et chaises à roulettes de Money!), tout en parvenant à rire de ces mêmes ingrédients.
On repense inévitablement aussi au formidable Des caravelles et des batailles qui nous laissaient en suspens, en dialogue intérieur hors du monde. Nul étonnant si sa co-autrice Elena Doratiotto fait aussi partie de l’aventure (tout comme Jules Puibaraud). Ces spectacles, avec aussi ceux du Nimis Groupe ou du Raoul Collectif à des degrés divers, forment une même constellation, celle d’un théâtre politique et poétique. Par ses passages du concret à l’abstrait, de l’exemple à l’universel, recourant à Shakespeare comme une piste d’envol, Points de rupture, soigne ces quelques longueurs et dégage une poésie apaisante pour un sujet hautement angoissant. Mais qu’on ne s’y trompe pas, la révolte gronde… sous quelque forme que ce soit.
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