Arty, le tattoo?

© Yves Bercez
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Jusqu’au 12 mai à Lille, la Maison Folie de Wazemmes accueille Épidermiques #2. Une exposition dédiée au tatouage et à ses relations avec l’art contemporain. Zoom sur le tattoo.

En 1968, le brocanteur d’art Félicien Mezeray tombe sur un authentique Modigliani. Oui mais voilà, l’oeuvre est tatouée sur le dos d’un ancien légionnaire particulièrement bougon… C’est évidemment au cinéma, avec Louis de Funès et Jean Gabin, que ça se passe. Mais Le Tatoué de Denys de La Patellière soulevait déjà à sa manière et sans le vouloir une question intéressante. Le tatouage est-il un art?

Le religieux, le réaliste et le graphique. Le symbolique, le gothique et l’onirique. Le tribal, genre abstrait d’inspiration indigène, le biomécanique, mélangeant motifs industriels et organiques, et le old school, contours épais et couleurs vives… Les styles de tatouages sont légion et le domaine étant en permanente évolution, de nouveaux types continuent à faire leur apparition.

« Très rapidement, dès le début du 20e siècle, on parle de tattoo artistique, explique Blandine Roselle, commissaire de l’exposition Epidermiques #2 qui rassemble jusqu’au 12 mai à Lille installations, photos, dessins ou encore films d’artistes et tatoueurs internationaux. Certains ont déjà des machines mais à l’époque, on se pique à l’arrache. On se fait tatouer de façon informelle. »

Sixo / crédit photo Marc Mounier Kuhn

Le tatouage est alors l’apanage des marins, des prisonniers, des prostituées, des marginaux. « Au milieu du 20e, il existe déjà des studios avec des motifs prédéterminés. Mais tout évolue dans les années 60 et 70. En Occident, l’avènement du tatouage est lié à l’intérêt naissant pour les pays lointains et l’Orient. Au fait que les hippies se l’approprient. Le tatouage devient une partie de leur panoplie. Surtout en Californie. Leurs enfants vont ensuite complètement l’intégrer. Ils vont participer à une expansion des motifs et faire souffler sur la discipline un vent de liberté. »

C’est dans les années 70 aux Etats-Unis, 80 à Londres, qu’apparaissent véritablement les studios de création. Si on est alors dans le récurrent, le tatouage évolue en matière de contenus, de styles, de techniques… Les dessinateurs obtiennent la liberté de développer des choses beaucoup plus personnelles. Et l’apparition des conventions au milieu des années 90 leur permet de s’organiser, de se rassembler, d’échanger.

« Avant, on savait que le mec était un bon technicien. Qu’il travaillait plutôt dans tel ou tel style. Dans les années 2000, on va voir un tatoueur pour sa griffe. Un mec dont on aime particulièrement les dessins. Jean-Luc Navette par exemple a un style exclusivement black. Extrêmement pointu. Super graphique. Avec des lettrages bien particuliers. Les tatoués sont devenus des connaisseurs. »

Machines à tatouer et dermes de porcs

San Piggh (Piggy Watch Your Feet, détail) / crédit photo: Yves Bercez

A la Maison Folie de Wazemmes, une ancienne filature réhabilitée quand Lille fut, en 2004, capitale européenne de la culture, une collection de dermographes, les machines à tatouer, ouvre l’exposition. « Souvent les tatoueurs les fabriquent eux-mêmes. Utilisent des pièces de récup, commente Blandine Roselle. C’est bon marché et facile à réaliser. Ils se les échangent entre eux comme de petits objets d’art. »

Plus loin trônent des essais sur dermes de porcs, des prothèses « décorées ». Un moyen de conserver les « oeuvres » et de ne pas les laisser s’enfuir avec le client. C’est l’une des grandes particularités du tatouage. Ce client est aussi support. Et il participe pleinement à l’expansion et à l’évolution de la discipline. Le tatoué est bien plus qu’un amateur éclairé. Il guide et influence la création. Joue à la fois le rôle de critique, de collectionneur et de commanditaire. « Dans l’art contemporain, certains collectionneurs sont de vrais connaisseurs. Mais les trois quarts des commandes sont passées par les institutions publiques ou, à l’occasion de gros événements, par des commissaires superstars qui forment une drôle de mafia. Au-delà de ce qui lui colle à la peau, le tatoué a des bouquins, des sérigraphies… Et le fait qu’il parle avec ses pairs de ce qu’il a fait, qu’il le montre, qu’il l’évoque sur des blogs ou les réseaux sociaux, communique, échange, informe, relaie, le transforment aussi en critique d’art. »

Si le tatouage est un art, le tatoueur est-il pour autant un artiste? La réponse paraît évidente mais la rupture symbolique relative au statut du créateur est absente du milieu. « C’est une bonne chose. Le fait que les artistes soient mis sur un piédestal est quand même une vaste connerie orchestrée par la société médiatique. Et que peu d’entre eux finalement ont envie de vivre. Le tatoueur est aujourd’hui reconnu comme un artiste mais il reste facilement accessible. » Par définition, par obligation aussi, il entretient un rapport immédiat avec son public. « Si tu achètes une oeuvre d’un artiste contemporain, il n’est pas du tout nécessaire que tu le rencontres. Il n’en a rien à branler de savoir qui débourse. Le tatoueur, lui, a besoin de savoir qui il tatoue. D’apprendre sur celui qui vient le voir. On ne tatoue pas comme ça, indépendamment de la personnalité, du pourquoi, du comment… En général, le tatoueur passe au moins une heure à discuter avant de piquer. »

Art d’autodidacte

Il n’existe pas d’école de tatouage. Le tatouage est un apprentissage de terrain. Un art d’autodidacte. « Le premier geste, c’est de se tatouer soi. Puis un pote vachement sympa qui veut bien prêter sa peau. Ensuite, c’est le tour des pieds de porcs, du latex. La formation passe aussi par les studios qui transmettent leur savoir. »

Jean-Luc Moerman / crédit photo: Julien Carlier/Digital Vandal

Etant donné la nécessité de savoir dessiner, certains tatoueurs sortent d’écoles d’art. « En même temps, on a tous eu des potes qui dessinaient comme des dieux au collège et qui n’ont jamais mis un pied dans ce genre d’établissements. D’autres y ont passé dix ans et sont toujours aussi médiocres. Certains en sortent mais ne veulent pas produire pour des galeries. Se battre comme des dingues pour se faire reconnaître et vivre de leur art. Ils trouvent finalement beaucoup plus éclatant que leurs créations soient portées. De sortir du carcan mercantile et élitiste de la galerie. »

Mercantile, le tatouage l’est aussi. Mais tout en restant populaire, démocratique, accessible. « Les symboliques sont assez lisibles. Elles se transmettent de père en fils. De pote en pote. Elles reposent sur un savoir populaire. Une transmission directe qui ne passe pas par le livre ou la connaissance érudite. »

Certains artistes trouvent libérateur de passer à ce quelque chose d’appliqué qui n’empêche pas la créativité. « Le tatouage n’exclut guère une réflexion plastique. Ce n’est pas parce que tu es tatoueur que tu es interdit de galerie. Il permet juste de vivre plus facilement de son art. De désacraliser. Et de baigner dans un milieu plus amusant. »

Devenu un phénomène de société dans la plupart des pays industrialisés, le tatouage peut-être provocateur, dénonciateur, biographique, esthétique, engagé… Il appartient aussi aux codes, aux expressions plastiques et aux références visuelles contemporaines que son iconographie imprègne.

Certains tatoueurs ont exploré d’autres techniques comme la peinture, la sculpture, l’installation… Dans l’autre sens, des artistes se sont intéressés aux nouveaux symboles, incarnations et représentations du phénomène. Ils ont intégré le tatouage sur divers supports dans un esprit critique, et certains ont épousé temporairement les écoles graphiques du tatouage. Ont adopté les dermographes.

150.000 euros pour un leg…

A Lille, des photos prises par Terry Adkins constituées de corps sur lesquels sont projetées des cartes géographiques questionnent la découverte et la disparition des cultures traditionnelles. Tandis que l’Américaine installée à Copenhague Mary Coble se sert de la performance, de la vidéo et de l’installation pour dénoncer les comportements discriminatoires. Lesbienne, Coble s’est fait tatouer sur tout le corps, sans encre mais profondément afin d’obtenir une écriture sanglante, des insultes homophobes. Les empreintes sur papier témoignent de leur violence et de la douleur qu’elles font naître chez celles et ceux qui y sont confrontés.

Le tatouage se fait cependant encore relativement rare dans les galeries. « Les studios de tatouages font beaucoup d’effort pour présenter des travaux de tatoueurs et de plasticiens. Ils deviennent des petits lieux culturels à part entière. Mais dans le milieu des galeries, c’est autre chose. Exposer des dessins est assez limitatif. Et n’intéresse pas forcément les tatoueurs qui n’ont pas le temps ni même l’envie d’investir dans ce genre de choses. »

Mary Coble / Untitled 3 (from Blood Script portfolio)

Pas mal d’expositions d’art contemporain questionnent malgré tout aujourd’hui le tatouage. « Il y a dix ans, on a eu des expos sur son côté historique, ethnographique. Des événements tournant autant des tatouages tribaux et des premiers tatoués en Europe. Aujourd’hui, on s’intéresse davantage au tatouage tel qu’il est perçu par les artistes contemporains. »

Ces derniers y ont de plus en plus souvent recours. Et c’est ce qui intéresse a priori les galeries et les lieux d’art. « Parce que ça permet d’aboutir à une réflexion un peu plus en profondeur sur un phénomène de société. Ils préfèrent montrer l’artiste qui s’en saisit que de proposer en moins bien ce que font les studios. »

Là où Marie Coble joue sur la souffrance, Dahlstrup insiste sur le côté périssable de l’Homme et le caractère éphémère de ses tatouages. Il utilise la machine à tatouer sans encre sur des papiers très épais pour lui rappeler qu’il est mortel et dénoncer la vanité de ses activités terrestres. Tandis qu’un Eckert questionne les assignations culturelles. Sa machine Auto-Ink tatouant de façon aléatoire un symbole religieux sur le bras de ceux qui se prêtent au jeu.

Le tatouage, un investissement rentable? Tatoué, comme les cochons frappés de logos Louis Vuitton, par Wim Delvoye, le musicien zurichois Tim Steiner a vu un collectionneur allemand acheter l’oeuvre pour 150.000 euros (partagé à parts égales avec la galerie et l’artiste). Le tatoué s’est tout de même engagé à s’exposer trois fois par an et à lui léguer la peau de son dos…

EPIDERMIQUES #2, MAISON FOLIE WAZEMMES (LILLE). DU MERCREDI AU SAMEDI, DE 14 H À 19 H. LE DIMANCHE, DE 10 H À 19 H. ENTRÉE LIBRE. VISITE GUIDÉE CONSEILLÉE.

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