Ultime saison pour Engrenages: « Il fallait à cette série une fin vertigineuse »
Pionnière d’une nouvelle fiction policière exigeante, Engrenages s’est d’emblée éloignée du tout-venant de la télé française pour se rapprocher du réel. Son ultime saison prolonge les maux d’une société écartelée entre le bien et le mal.
« L’ADN d’Engrenages se situe dans le rapport entre la morale et la loi. Tous les personnages principaux sont alignés sur cet axe conflictuel où s’engagent des discussions sur le lien à la légalité », rappelle Fabrice de La Patellière, directeur de la fiction à Canal+, maison-mère de cette série policière qui, dès sa naissance en décembre 2005, a bousculé les codes de la narration à la française, engluée dans les interminables aventures de Julie Lescaut et consorts. Alors que le huitième et ultime volet s’est logé sur les écrans de BeTV, l’heure n’est pas encore tout à fait au bilan. Car l’équipe du commandant Laure Berthaud (Caroline Proust, lire interview ci-après) a encore quelques ordalies à traverser.
Un théâtre d’ombres
Au début de cette nouvelle saison, le lieutenant Gilles « Gilou » Escoffier (Thierry Godard), qui avait précédemment succombé à l’enquête de l’IGPN et a été jeté en prison, fait la connaissance de Cisco (surprenant Kool Shen), truand qu’il entreprend de faire tomber définitivement, espérant que ce nouveau trophée lui permettra de réintégrer la police. De son côté, Laure Berthaud dirige la brigade et fait équipe avec Ali (Tewfik Jallab). Ils reprennent à leur compte une enquête sur la mort d’un jeune migrant clandestin. En tirant sur la pelote, le fil les mène face à la réalité des réfugiés mineurs isolés, de la violence de leur quotidien et des réseaux qui les exploitent. Un jeune suspect est transféré devant la nouvelle juge d’instruction Lucie Bourdieu (Clara Bonnet) remplaçante du juge Roban, retraité, et pris en charge par l’avocate Joséphine Karlsson (Audrey Fleurot) tout juste sortie de prison. Voilà pour l’exposé des faits. Entre conscience professionnelle et coups de billard à trois bandes, intérêts publics et particuliers, ce théâtre d’ombres se met en branle à travers le maillage complexe du système judiciaire et politique français.
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« Toute cette mise en place nous a donné un formidable terrain de jeu à explorer pour cette nouvelle saison », s’enthousiasme Marine Francou, qui a repris la direction de la série depuis la précédente saison. La scénariste et productrice derrière la réussite d’Un village français a embrassé sur Engrenages les exigences d’un travail d’écriture gravé dans le marbre et qui doit faire résonner la polysémie de son titre: des saisons longues, denses, des enquêtes compliquées, des intrigues noueuses, croisant et reliant beaucoup de personnages, dans une zone où leurs valeurs cardinales se brouillent et les amènent à flirter avec leurs limites et celles du système qui les emploie. « Les personnages récurrents sont l’axe principal, analyse-t-elle. On sait à quel endroit on les laisse à la fin de chaque saison et qu’on doit les amener ailleurs pour les faire évoluer. Ici, il s’agissait de parvenir à boucler leur parcours, à donner une direction finale à ces entrelacs d’intrigues plus intimes, d’enquêtes qui étendent les arcs narratifs depuis quelques saisons. Et examiner en profondeur l’enquête qui sert de pierre de touche. »
Mineurs isolés
Cette enquête centrale, dans la tradition d’Engrenages, doit aborder de front une thématique douloureuse de l’époque, démêler ses implications, radiographier les fractures qu’elle révèle. « Je trouvais absolument nécessaire de faire tourner la dynamique polar autour d’un mort qui soit un migrant, nous dit Marine Francou. Car le mort détermine toujours la direction que va prendre le polar. C’est là le premier défi d’une saison d’Engrenages. » En préparant le terrain avec ses scénaristes, elle tombe sur une photo « très frappante » en une du journal Le Monde: « On y voyait trois adolescents endormis dans les tambours de machines d’un Lavomatic ». Ce sera un des plans majeurs et marquants du premier épisode: « Cette photo a été un déclic pour nous: ce sera un jeune, un migrant, il va mourir là, à Barbès. » À l’époque où s’écrivent les premiers axes d’un thème qui sera traité avec une audace caractéristique, seules les associations venant en aide aux migrants tentaient d’alerter sur le scandale humanitaire et social qui se profilait. « C’est un phénomène qui continue et qui est très préoccupant pour l’ensemble de la société y compris les forces de police, appuie Marine Francou. Il est assez métaphorique de la situation que nous vivons actuellement: les écarts de richesse sont de plus en plus grands. C’est là qu’arrive la couche de réflexion du polar, prétexte à explorer l’origine de la violence, du Mal… On a rencontré le sociologue Nicolas Fischer, qui a travaillé sur ces questions-là, pour nourrir le thème en profondeur, dans toute sa complexité. L’enfance maltraitée engendre la reproduction des comportements violents. Ces enfants de Barbès utilisent leur pulsion de vie pour essayer de survivre et perpètrent des actes violents qui posent des problèmes aux autorités. Tout ce qui est décrit dans la saison, les réunions avec le préfet, les autorités de police, les associations, les élus locaux, tout cela est vrai. »
« C’est un sujet qui me touche particulièrement, nous confie Tewfik Jallab, dont les parents sont marocains et algéro-tunisiens. Derrière Engrenages, il y a une équipe de personnes qui cherchent, questionnent, et rendent impeccablement ce qu’ils ont observé. C’est une porte d’entrée sur la société dans laquelle on vit. » Pour le jeune acteur qui brille dans cette ultime saison, l’histoire et sa complexité s’y déploient sans manichéisme: « Les politiques sont bloqués, les maires sont dépassés, les commerçants désemparés, les gamins sont livrés à un cycle de violence. La police est menottée et le préfet débordé, coincé. Le sujet se matérialise de manière à ce que tout le monde puisse comprendre, apporter son jugement. Ces gamins, qui traversent des dangers et se retrouvent à un endroit pire encore que celui qu’ils ont quitté, ont une trajectoire d’une violence inouïe. Cette série est un acte politique, elle est vitale. »
Politiques de la ville
Engrenages décrit les dysfonctionnement d’une bureaucratie où les intérêts collectifs ou individuels, les calculs politiques et l’instinct de survie cohabitent. Elle est aussi une série sur Paris et ses bâtiments. En huit saisons, la ville a évolué au gré des phénomènes sociaux, politiques et judiciaires. La Justice n’est plus isolée dans son cocon de l’Île de la Cité. Son épicentre est désormais le nouveau Palais de Justice créé par l’architecte Renzo Piano au coeur du quartier des Batignolles dans le 17e arrondissement, inauguré en 2018 et qui apparaît de loin à cadence régulière, comme un totem. « C’est un tout autre lieu, décrit Marine Francou. Lorsque nous l’avons visité, j’avais l’impression d’être dans un centre commercial. Ce que j’ai fait dire à l’avocat Éric Edelman (Louis-Do de Lencquesaing) quand il y pénètre pour la première fois. Je voulais qu’on sente sa modernité et sa fausse transparence. » Le contraste est saisissant avec les tentes de migrants qui hantent le périphérique, et sur lesquelles la caméra s’attarde lentement: « La Porte de la Chapelle, la colline du crack, c’est à cinq minutes du Palais de Justice. C’est très emblématique encore une fois de cet écart de richesse, cette folie qui ne s’arrange pas du tout. » Fabrice de La Patellière emboîte: « Les lieux parlent, renvoient au milieu social des personnages, aux difficultés structurelles de la police ou du judiciaire. Ils participent de la structuration du réel et donc du récit. »
Reste à boucler les arcs de chacun des personnages, à leur accorder une sortie digne de l’attention qu’ils ont exigée des spectateurs durant quinze ans. Les deux derniers épisodes, réalisés par Frédéric Jardin, au bout de crescendos maîtrisés, évitent leur sacralisation et préparent une sortie soignée, qui ouvre à la possibilité d’une normalité: « On devait amener les personnages au bout de leur destin, dit Marine Francou. Comment finir une série, sinon en tentant d’expliciter les névroses qui ont habité les personnages durant toutes les saisons? Concrétiser, par le verbe ou l’action, leur compréhension de ce dont ils souffrent depuis le début. La narration s’arrête, un peu comme une psychanalyse, parce qu’elle a fait son travail et que la vie reprend. »
Engrenages, saison 8: série créée par Alexandra Clert et Marine Francou. Avec Caroline Proust, Thierry Godard, Tewfik Jallab. Disponible sur BeTV. ****
Caroline Proust a, durant quinze ans, incarné le commandant Laure Berthaud. Elle revient pour nous sur la série qui l’a révélée.
Vous avez incarné Laure Berthaud pendant huit saisons, sur quinze ans. Qu’est-ce que cela représente pour vous?
Une véritable addiction! (Rires) C’était avant tout extrêmement enrichissant mais depuis la saison précédente, j’avais envie de passer à autre chose. Cette série a une longévité exceptionnelle. Au début, rien ne prédisait sa durée. Personne n’avait envisagé passer tant de temps dans la peau de nos personnages. Ni Thierry Godard, ni Audrey Fleurot, ni les autres. Et rien n’indiquait initialement que le mien allait devenir si important. Aujourd’hui, on a fait le tour de la question, mais il fallait à cette série une fin vertigineuse. Elle ne pouvait que se terminer comme elle l’a fait.
Engrenages s’est d’emblée distinguée par son approche engagée de sujets politiques et sociétaux. Comment avez-vous accueilli le thème central de cette saison, les mineurs isolés?
J’étais très contente que Marine Francou choisisse ce sujet. Elle a eu une intuition formidable, bien avant que l’ensemble des médias ne s’y intéresse, quand c’était un sujet tu, honteux. Elle et son équipe se sont renseignées, elles sont allées chercher les éléments pour construire un récit dense, qui colle au réel. C’est un sujet dramatique, qui touche tellement de niveaux de la société. Travailler dessus m’a bouleversée. Grâce à l’aide de la Fondation Abbé Pierre, qui chapeaute plusieurs associations, nous avons pu sentir la réalité du terrain. Ce sont les plus costauds qui sont envoyés par les familles pour faire la traversée. Car ils savent qu’il seront confrontés à la violence, à la mort, à des traumas qui les placent en mode survie.
Parmi ses innovations, Engrenages a réussi à simplifier le texte et le jeu des acteurs pour correspondre à une réalité plus incarnée. Dans quelle mesure votre manière de vous approprier les dialogues, l’écriture, les lieux a évolué depuis la première saison?
Les acteurs et actrices sont un matériau au départ très malléable. Quand le texte, les situations ne leurs paraissent pas très justes, leur réflexe est souvent d’aller chercher l’approbation du metteur en scène, dans un sens presque scolaire. Quand ça parle trop, quand on surligne les réactions des personnages, on gâche la subtilité du jeu et on empêche le spectateur de s’approprier l’histoire. Ça passe aussi par l’écoute du partenaire car la compréhension d’un texte se fait dans le regard de celui qui écoute. C’était aussi ça, la façon de travailler sur Engrenages: le texte n’est pas seul au centre. C’est une chance d’avoir pu travailler avec tous ces talents qui se sont tirés vers le haut pendant quinze ans, dans une totale liberté de ton. Philippe Duclos, qui jouait le juge Roban, parlait d’une alchimie miraculeuse. Nous étions comme une troupe de théâtre: l’émulation, la joie de faire partie de quelque chose qui importe… Quand les acteurs jubilent intérieurement, le spectateur le sent forcément.
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