Comment les séries façonnent notre rapport à la cuisine
Sorti du décor étroit de nos cuisines, le manger a pris une place de plus en plus importante sur nos écrans. En témoigne le succès de The Bear, parmi d’autres séries faisant copieusement recette.
Dans les séries, la cuisine, les repas quotidiens, les dîners de famille ou les plateaux télé ne relèvent jamais de mises en scène anodines. Ces lieux de partage et de situation sociale sont des éléments éminemment symboliques et signifiants de nos manières d’être, de composer avec l’existence. Sur nos écrans, le manger affine, cadre, contextualise, identifie la place croissante que se nourrir prend dans nos habitudes et nos représentations. Au cœur des classiques The Sopranos ou Friends, jusqu’aux plus récentes The Bear (Disney+), Julia (HBO Max) et Lessons in Chemistry (Apple TV+), la cuisine est un aliment scénaristique découpé et distribué dans toutes ses dimensions: gastronomique, culturelle, fantasmatique, pathologique, hédoniste, psychanalytique, sociologique. L’art culinaire comme le partage des repas sont devenus des lieux communs de la fiction, qui laissent apparaître l’infrastructure de nos sociétés et de nos biotopes familiaux, nos identités diverses et métissées, nos valeurs communes comme nos lignes de tension.
Changements en cuisine
Rédactrice en chef du guide Le Fooding, autrice de l’ouvrage American appétit. Voyage dans le ventre des USA (éditions Nouriturfu, 2023), Élisabeth Debourse a observé la transformation de la cuisine dans nos imaginaires et nos habitudes: « L’acte de passer à table porte une certaine universalité même si, à l’écran, elle est très uniculturelle: le repas se prend le plus souvent à table, à la française, ou sur l’îlot central d’une cuisine à l’américaine. Le restaurant reste important dans l’imaginaire, même s’il est devenu davantage un lieu de commodité. Il y a eu une charnière dans la place qu’a prise la cuisine, et dans les représentations de la nourriture, du restaurant ou de son personnel, que ce soit au cinéma ou à la télé. » Des émissions comme MasterChef, aux États-Unis, puis Top Chef plus proche de nous, ont contribué certainement à la modification profonde des codes de narration de cet univers. En intégrant des éléments de scénarisation hérités du cinéma et surtout des séries, en transformant les candidats en protagonistes, elles ont éveillé la curiosité et l’attrait du public. « Ce qui a changé depuis le début des années 2000, précise Élisabeth Debourse, c’est le désir qu’on met désormais dans l’acte de cuisiner. Le désir, c’est justement une des émotions qui prime aujourd’hui et qui va très bien avec l’image. Les représentations des personnes de métier ont aussi fortement changé. On ne met plus vraiment à l’écran des personnages type Paul Bocuse ou Maïté qui prévalaient auparavant. Jeremy Allen White, l’acteur qui joue Carmy Berzatto dans The Bear, est une icône sexy. Au cinéma aussi, en castant Catherine Zeta-Jones dans Le Goût de la vie ou Bradley Cooper dans Burnt!, on véhicule du désir pour le métier de cuistot.«
L’humeur du chef
Dans le réel comme à l’image, les chefs, ces figures omnipotentes, ont effectivement changé au cours du temps. Ils ne sont plus les seuls piliers de la cuisine. Une série telle que The Bear rend justice, au moins partiellement, au caractère collectif de la brigade, à son bouillonnement incessant. « The Bear est dans la modernité quand il montre la manière avec laquelle les conditions de travail se sont transformées, analyse l’autrice, et en même temps je la trouve un peu à la traîne sur les questions qui agitent le milieu en ce moment: la violence du rapport hiérarchique, le droit au repos, les salaires, etc. Prenons Chef’s Table sur Netflix, une émission qui suit un chef par épisode depuis six saisons. Son esthétisation à souhait, alimente le mythe du génie dont n’avait pas du tout besoin le monde de la cuisine. Cette déification du chef lui a donné encore plus de pouvoir, de crédit. C’est bien de se faire l’écho également du manque de progrès dans les conditions collectives de travail. Sur ces points, The Bear se montre relativement peu critique. En revanche, elle donne effectivement une vision plus large sur le fonctionnement du secteur. C’est essentiel pour que les clients comprennent qu’un resto, c’est une entreprise qui doit employer beaucoup de gens et ne se contente pas de l’acte de cuisiner. Il y a les fournisseurs, le service, l’ancrage familial, les difficultés économiques… Je me demande d’ailleurs si le thème de la faillite, si brûlant pour nos établissements en ce moment, pourra être vraiment abordé un jour dans une série.«
Une autre place pour les femmes?
Dans la série culte Friends, le personnage de Monica Geller (Courteney Cox) évolue dans le monde impitoyable de la restauration haut de gamme, tour à tour cheffe de cuisine, serveuse, critique gastronomique. C’est elle qui mijote pour ses colocataires et voisins, s’épanouissant dans cet équilibre entre émancipation et assignation maternelle. Cette année, les séries Lessons in Chemistry (Apple TV+) et Julia (HBO Max) abordent également la question de l’émancipation féminine depuis le lieu qui a sacralisé les stéréotypes de la femme aux fourneaux, dans les années 1950 et 1960. Les protagonistes respectives, Elizabeth Zott (Brie Larson) pour la première et l’authentique Julia Child (Sarah Lancashire), autrice du livre Mastering the Art of French Cooking qui a eu un impact retentissant aux États-Unis, pour la seconde diffusent depuis les plateaux de télévision leur savoir-faire, bataillant au passage avec le sexisme ambiant pour instaurer un autre rapport aux plaisirs de la table. Élisabeth Debourse approuve la démarche: « Les premiers livres de cuisine américains remontent au début du XXe siècle et ont été écrits par des femmes pour des femmes, de manière le plus souvent anonyme ou sous pseudonyme. À l’époque, on n’y parlait que de la cuisine domestique. Il y avait cet adage très ancré selon lequel un cuisinier cuisine dans un resto tandis qu’une cuisinière le fait à la maison. Ce n’est pas étonnant que cette expertise leur ait ouvert les portes de la télévision, comme le montre ces deux séries. C’est déjà une grande victoire: elles ont acquis un visage, une voix, un corps, une expertise, une légitimité, un pouvoir.«
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