Gorik van Oudheusden (Zwangere Guy), le patron flamand du rap bruxellois, fait ses premiers pas dans le monde des séries avec Putain. Une plongée exceptionnelle dans le quotidien précaire d’un jeune lycéen.
En mars dernier, à Lille, une fiction belge remportait la mention spéciale dans la catégorie «Panorama international» du festival Séries Mania. Cet ovni intitulé Putain marque l’entrée du rappeur Zwangere Guy dans le petit monde bouillonnant et turbulent des séries. Gorik van Oudheusden (son vrai nom) en a eu l’idée, l’a coécrite avec son pote Frederik Daem et y incarne le père du héros, un ado paumé (Gigi) qui a du mal à se trouver. «Il y a cinq ans, pendant le corona, tout tournait au ralenti, raconte au téléphone le rappeur alors en train de se promener sur les pavés de la capitale. Je n’avais plus de concerts, plus de boulot. Tout était annulé. Je me sentais d’ailleurs un peu perdu en studio. J’enregistrais un morceau. Je le mettais en ligne et c’en était déjà terminé.»
Le Bruxellois vit pour la performance. Pour le partage. Il a toujours trouvé fondamental de se parler, de rassembler. Et comme il n’arrive pas à mettre toutes ses idées dans le même panier et à utiliser la musique pour toutes les véhiculer, il a souhaité se diversifier. «Je regardais beaucoup de films et de séries à l’époque. J’ai eu l’idée d’en créer une sur ma vie. Fred, que je connais depuis 30 ans, est très talentueux et savait tout de mon existence. On a créé ensemble dix petites histoires. Mais il a posé une condition: que Deben (Van Dam) participe à l’aventure. Deben est un très bon scénariste et réalisateur. Puis c’est aussi un gars mégasensible, en connexion avec tout ce que j’ai vécu.»
A quel point Putain est-il autobiographique? Il n’est l’est pas du tout selon l’ancien cuistot de l’Ancienne Belgique. «Deben et Fred trouvaient que ma vie n’était pas assez intéressante pour en faire une série. C’est très beau et transparent de leur part de me l’avoir fait remarquer. Perso, j’ai beaucoup parlé. Je suis venu avec des idées. Mais eux ont écrit et réécrit. Ça a été un boulot de longue haleine. Après un an d’écriture, on avait vendu la série. On était prêts à commencer le tournage. Mais on a décidé de prendre notre temps, de retravailler. Il y a pas mal de moi dans le personnage de Gigi. J’ai arrêté l’école tôt et mon père était boucher. Mais il y a des trucs de nos vies à tous les trois dans ces dix épisodes. Le paternel de Fred était souvent absent. Et Deben a mis de lui dans tous les personnages.»
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Gorik van Oudheusden et Frederik Daem, qui se connaissent depuis l’âge de 12 ans, ont grandi en matant les mêmes films et séries. Mais les références que le premier avance sont plutôt contemporaines. «Je pense à des trucs comme I May Destroy You et Euphoria. Parce que la drogue est là. Parce que ça montre la vraie vie. On voulait raconter le vrai Bruxelles. Un Bruxelles intense. Dur. Cosmopolite. On est des Bruxellois néerlandophones. On a grandi dans ce melting-pot. Dans ces phrases bilingues, trilingues. Dans ce mélange complètement dingue de misère et de beauté.» «Pour moi, la référence la plus marquante, c’était Atlanta, ponctue Deben. Sa liberté de ton. Son humour pour parler de choses sérieuses.» Une série elle aussi imaginée par un rappeur. En l’occurrence Childish Gambino, alias Donald Glover. «Quand tu te lances dans ce genre de projet et est amené à le pitcher, les gens s’attendent à ce que tu leur files deux noms de séries qui parlent du même sujet, racontent le même genre d’histoire. Moi, je ne veux pas parler comme ça. Je ne peux pas non plus… Je trouve ça bizarre et je ne comprends pas cette façon de penser.»
Deben Van Dam évoque en vrac les dialogues et le rythme de Fleabag. L’honnêteté sèche d’I May Destroy You ou encore It’s Always Sunny in Philadelphia… «On trouvait génial de voir cette dernière s’emparer de thèmes aussi lourds, auxquels personne n’ose toucher, tout en arrivant à parler au grand public. Je pense aussi à Kids de Larry Clark. Une référence incontournable dès que tu fais un truc autour des adolescents. Pour moi, il y a beaucoup de choses. Tout ce que j’ai vu et tout ce que j’ai aimé dans ma vie s’est, sans vraiment que j’y réfléchisse, frayé un chemin dans le projet.»
Ça se ressent sans jamais dépareiller. Putain baigne dans un grand mélange des genres. «En tant que réalisateur, j’affectionne ces trucs où tu n’es jamais sûr du ton. J’adore le sentiment d’inconnu quand je regarde quelque chose. Quand ça balance entre le comique et le tragique.» «Au départ, on a passé beaucoup de temps dans une chambre à se raconter nos vies et à rigoler, avoue Frederik Daem. Je pense que ça se ressent. Je savais que Deben avait beaucoup aimé Atlanta et on l’a revu ensemble. On aimait sa liberté mais aussi ce format d’une demi-heure qui permet de changer de registre à chaque épisode. Ce côté un peu surréaliste. Ces personnages qui arrivent de nulle part et ne semblent même pas exister dans notre monde.»
Gigi et son pote Yves en rigolent dans une étonnante scène et conversation de méta cinéma:
-«D’un côté, ils essaient de faire une comédie, mais je trouve pas ça vraiment drôle. Et d’un autre coté, ils abordent des questions sociales importantes totalement irréalistes et ils n’en font rien.»
-«Ça finit comment?»
– «Comme tous les brols commerciaux. Tout finit par s’arranger. C’est toujours la même chose. Ils devraient plutôt faire un truc sur la vraie vie.»
«Quand tu crées, tu peux opérer tous tes choix de manière prudente mais le résultat sera à l’avenant.»
Familles dysfonctionnelles
Putain parle de détresse, de solitude, d’amitié. De drogues, de Bruxelles et de l’âpreté de la vie en ville. «Le thème principal de la série, ce sont les familles dysfonctionnelles, avance Deben. On connaît ça très bien tous les trois. On a vécu des situations qui ne sont pas idéales pour grandir. Mais il y a aussi l’addiction. La crise du logement. Des choses qui nous touchent en tant qu’êtres humains. A un moment, en vivant à Bruxelles, ça devenait vraiment impossible de ne pas parler des sans-abris.» «C’est une dimension importante de la ville, complète Frederik Daem. Ça fait écho à la vie de Gigi qui cherche une maison, un toit à mettre au-dessus de sa tête. D’une manière ou d’une autre, tout le monde cherche cette place, cet environnement où il se sent protégé, aimé, accepté… La crise était très visible à l’époque et elle l’est encore aujourd’hui.»
Bruxelles a rarement été montrée et racontée comme dans Putain. «Comment je la vois? Ambivalente, répond Gorik. Cette ville est tellement dure. Rien n’y fonctionne. Pourtant tout le monde rigole. Ça fait un an qu’on n’a pas de… regering (NDLR: gouvernement). J’ai même oublié comment on dit en français. Mais on s’en branle. On voulait ce je m’en-foutisme dans la série. Dans cette ville, on rigole avec toute notre misère. Le plus important, c’est de se marrer en fin de soirée même dans les pires situations de merde. Bruxelles est une pute, comme disait Arno.»
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Le titre de la série sonne comme un petit clin d’œil au plus bruxellois des Ostendais. «C’est surtout un mot qu’on utilise depuis qu’on est nés. Si tu demandes à un Flamand de Bruxelles de te dire un truc en français, il va te répondre « putain » ou « à l’aise ». Et la vie à Bruxelles qu’on raconte n’est pas ce qu’il y a de plus relax…»
«La ville, c’est comme un béton pourri qui t’étouffe, qui t’écrase. On est là à vivre comme des rats. C’est ça la ville», résume un personnage dans la série. Bruxelles en est un en soi. «On voulait que les Bruxellois puissent s’y retrouver, confirme Frederik. On avait cette responsabilité d’authenticité. Mais Bruxelles a représenté beaucoup de choses différentes dans ma vie. Rien de figé. Par moments, je veux vraiment la quitter. Mais je ne me vois pas non plus ailleurs et je ne peux pas dire que je suis quoi que ce soit d’autre que Bruxellois. Pour ma perspective sur le monde, je suis content d’être flamand à Bruxelles. D’y être né. Appartenir à une minorité permet de comprendre que cette ville n’est pas à toi. C’est une position intéressante dans l’existence.»
Dans Putain, les acteurs parlent à la fois en français et en néerlandais. Régulièrement dans la même phrase… «Les langues participent à la beauté de la Belgique et de Bruxelles, commente Deben. Tout le monde se débrouille, parle quelques mots de l’une ou de l’autre. En même temps, ça débouche sur des difficultés à s’exprimer et à se comprendre. Pour moi, ce bilinguisme a été facile à travailler. Moins pour le producteur. Parce que la série a été financée par de l’argent flamand. Avec évidemment des règles à suivre.»
«Pour moi, Bruxelles, c’est 1.000 mondes dans une ville. Chacun a le sien. Et ils ne sont pas nécessairement connectés.»
Dans la rue…
Putain affiche un réalisme qui la rapproche quelque part du documentaire. «C’était important pour moi que les comédiens soient très libres, note Deben. Je ne voulais pas que les acteurs suivent les caméras. Je voulais que les caméras suivent les acteurs. On a beaucoup filmé entre les scènes, filmé des gens qui ne savaient pas qu’ils étaient filmés. Ce qui confère sans doute en partie ce côté réaliste, introduit ce doute dans le chef des spectateurs. Je voulais quelque chose de mélancolique dans le cadre. Comme une photo de famille sur le frigo.»
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La plupart des acteurs n’avaient jamais joué auparavant. L’équipe a commencé son recrutement avec une annonce sur Instagram. Et comme Zwangere Guy a beaucoup de followers, elle a reçu pas moins de 500 vidéos. Elle a ensuite, très intuitivement, invité 80 personnes à des ateliers. «Avec Zohra Benhamou (NDLR: responsable du casting) on ne voulait pas d’un casting traditionnel. C’est très dur comme processus. Tu viens, tu dis ton truc, tu te barres, et on te rappelle ou pas… On ne voulait pas de ça. Alors, on a organisé des workshops. On voyait huit personnes à la fois. On parlait des thèmes de la série, de leur rapport à la famille, à l’addiction… Puis on faisait des exercices de confiance et de mouvement. Des trucs abstraits et un peu bizarres. De l’impro aussi. Petit à petit, le groupe a rétréci.» Ce n’est pas par ce biais qu’ils ont trouvé Gigi. Zohra a repéré Liam Jacqmin dans la rue. «Elle se promenait du côté du quartier Anneessens, je pense. Elle a vu quelque chose dans ses yeux. Elle a couru après lui et lui a dit qu’elle cherchait un acteur pour une série. Il ne l’a pas crue. Il trouvait ça louche. C’est son pote Jef Cuppens, qui joue dans le dernier film des frères Dardenne (NDLR: Jeunes mères) et qui a participé au casting d’ailleurs, qui lui a un peu forcé la main. Liam ne regardait pas de série, pas de film. Et il ne s’est même pas regardé à l’écran pendant toute la fabrication. Il n’a pas vu son visage avant la première…»
Putain
Disponible sur BE 1 à partir du 12 juin
Une série de Gorik van Oudheusden et Frederik Daem. Avec Liam Jacqmin, Liesa Van der Aa, Felix Heremans. 10 épisodes de 30 minutes.
La cote de Focus: 4/5
Gigi, gamin de 17 ans interprété par le bluffant Liam Jacqmin, a du mal avec son quotidien. La direction de son école le prend pour un dealer tandis que sa mère (une Liesa Van der Aa sur le fil) se came et fricote avec un de ses ex qui la tire irrémédiablement vers le bas. La vie de ses potes n’est guère plus rose. Le père de Snokkie lui file nettement plus de fric que d’attention et Rania s’apprête à rentrer dans la police alors que son frère a perdu la vie à cause des forces de l’ordre. Réalisé par Deben Van Dam sur une idée et un scénario de Gorik van Oudheusden (Zwangere Guy, qui a aussi supervisé la musique et incarne le papa de Gigi) et Frederik Daem, Putain est une chronique adolescente bruxelloise. Un ovni drôle et triste, réaliste et décalé, attachant et déprimant aux références multiples et au final digne du Festen de Thomas Vinterberg. A ne pas manquer…