Clémentine Haynes: «On peut faire de la philo en regardant des séries comme Grey’s Anatomy ou Game of Thrones»

La philosophe Clémentine Haynes s’est penchée sur la vision du bonheur dans les séries américaines les plus populaires (ici Game of Thrones).
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Dans son livre Un stoïcien à Hollywood, Clémentine Haynes questionne le bonheur tel que le vendent Friends, Desperate Housewives ou Grey’s Anatomy.

Le bonheur n’est pas que dans le pré. Il est aussi dans les séries télé. Philosophe et historienne de formation, Clémentine Haynes l’a étudié.

Comment en êtes-vous arrivée à étudier le bonheur dans les séries?

Clémentine Haynes: Au départ, j’ai une chaîne YouTube sur laquelle je vulgarise la philosophie. Je voulais la rendre plus sympathique aux yeux des gens, qui en ont souvent un mauvais souvenir, la trouvent compliquée, pas drôle. Comme j’ai rapidement été suivie par beaucoup d’étudiants, j’ai essayé d’utiliser au maximum des exemples tirés de la pop culture. On peut faire de la philosophie en regardant Le Roi lion et des séries télé. Par exemple, j’ai illustré Le Prince de Machiavel à travers Game of Thrones. La philo est partout et elle peut nous aider à comprendre un tas de choses. J’ai écrit un premier livre sur la philosophie dans Friends (éd. de l’Etudiant, 2023). D’un coup, ce n’était plus utiliser les séries pour illustrer des concepts philosophiques; c’était réfléchir à la place qu’occupent aujourd’hui ces séries dans notre société et notre quotidien. Les regarder avec des lunettes de philosophe. S’interroger sur ce qu’elles nous racontent. Suite à quelques aléas peu amusants de la vie, j’ai commencé à me demander comment la philosophie pourrait m’aider au quotidien et à nourrir une réflexion sur le bonheur. Etant moi-même une grande consommatrice de séries, j’ai questionné les schémas de réussite et de bonheur qu’elles propageaient. La difficulté de se sentir heureux ne vient-elle pas des objectifs qu’on se fixe et des représentations du bonheur qui nous sont proposées?

Quelles sont les images du bonheur véhiculées par les séries contemporaines?

Clémentine Haynes: J’ai uniquement traité des grandes séries américaines. Certains schémas reviennent régulièrement. Notamment le fait d’avoir un travail passionnant, pour lequel on est prêt à tout donner, à sacrifier son temps, son énergie, sa vie personnelle. Je pense à Suits (NDLR: dont l’action se déroule dans un cabinet d’avocats d’affaire), à Grey’s Anatomy, Dr House ou Urgences. On suit des personnages dont l’identité est intimement liée à leur travail. Celui-ci est présenté comme un véritable lieu d’épanouissement et les personnages sont ce qu’ils font. En matière de quête identitaire, il ne s’agit plus de se demander ce qu’on fera pour gagner sa vie mais de trouver un travail qui définira le sens de notre existence. Si je n’y suis pas totalement heureux, c’est que j’ai opéré le mauvais choix. C’est culpabilisant.

Le couple et l’amour figurent également au programme…

Clémentine Haynes: Toute personne mariée depuis quelques années, ou en couple depuis longtemps, peut se dire en regardant une série: mince, chez moi, ça ne se passe pas exactement comme ça. Dans mon livre, je cite Outlander, où Claire et Jamie Fraser forment un couple passionnel avec cette idée que l’amour est quelque chose qui nous transcende. L’autre devient notre alter ego, notre moitié, notre âme sœur. Ce récit autour de l’amour crée lui aussi une forme de pression. Ne pas être en couple s’apparente souvent à une forme d’échec. Beaucoup de séries ont dû être compliquées à regarder pour certains. Il faudrait vivre avec son meilleur ami, la personne qui répondra à tous nos besoins et incarne notre idéal.

«La fiction a de tout temps été une manière de transmettre les valeurs d’une société.»

Le troisième grand axe du bonheur dans les séries se veut clairement matérialiste…

Clémentine Haynes: En effet, je constate un appel à la consommation et à la possession matérielle. Au fait de pouvoir incarner nos valeurs, notre identité avec tout ce qui nous entoure. On peut plus largement parler d’une pression à l’esthétique. Il faut être beau il faut être riche, bien s’habiller et posséder une belle maison. Moi qui ai beaucoup regardé Desperate Housewives, quand j’éteins la télé et vois la mienne, je me dis que ce n’est pas gagné. On ne se sent pas très beau non plus après un épisode de Gossip Girl. On devrait être constamment dans la représentation et c’est épuisant évidemment au quotidien.

Tout ça semble profondément minant…

Clémentine Haynes: D’autant que je constate une pression au courage et à la détermination nourrie par le culte du self-made-man. Dans les séries, la plupart du temps, les protagonistes sont les propres artisans de leur destin. Ils reprennent toujours le contrôle sur leur vie pour avancer. Sur un chouette morceau de rock, le personnage féminin ira se couper les cheveux et tout changera dans son existence. Elle arrive au travail et tout à coup, elle se réalise. Son bonheur ne tenait qu’à elle. Ce sont des messages de méritocratie, «si tu veux, tu peux»… Cette idée qu’il ne dépend que de toi d’être heureux, c’est très américain. Certes, c’est motivant, mais ça nie tous les aléas de la vie, toutes les conditions socio-économiques et culturelles de nos environnements. Et c’est également très culpabilisant.

Si vous aviez étudié des séries françaises, les mêmes critères auraient-ils prévalu?

Clémentine Haynes: Les séries françaises sont extrêmement influencées par les américaines et Hollywood, en général. On a peut-être moins cette idée de «si tu veux, tu peux». Mais ça reste tout de même un récit qui met en valeur des grands idéaux de réussite. La France nourrit moins que les Etats-Unis une volonté d’hégémonie internationale. Cette idée d’étendre une philosophie de vie, un modèle. En Amérique, la série est un peu comme le théâtre grec: un outil d’éducation des foules. Ce serait intéressant d’étudier des séries russes, chinoises ou coréennes pour observer en quoi les représentations sont différentes. Parce que les mécanismes, eux, sont les mêmes. La fiction a de tout temps été une manière de transmettre les valeurs d’une société. C’est à la fois prescriptif et représentatif de ce qui est important.

Les séries US répandent, en somme, une vision totalement américanisée du bonheur.

Clémentine Haynes:Mon livre n’est pas un ouvrage complotiste qui prétend que les séries rendent malheureux. C’est juste une manière d’attirer l’attention sur le fait qu’elles exercent une énorme influence sur notre façon de structurer notre vision de la vie et du bonheur.

Un stoïcien à Hollywoodde Clémentine Haynes

Les Editions de l’étudiant, 176 p.

La cote de Focus: 3/5

La passion est-elle synonyme de bonheur ou vaut-il mieux partager sa vie avec son meilleur ami comme Monica et Chandler? Carrie Bradshaw est-elle épanouie avec ses 400 paires de chaussures? Walter White est-il l’architecte de son ascension? Et Don Draper est-il un homme heureux? Diplômée en histoire et en philosophie, créatrice de la chaîne YouTube Parle-moi de Philo, Clémentine Haynes questionne avec sérieux et humour le bonheur et la réussite à l’aune du XXIe siècle et de la pop culture. Quels messages nos séries préférées véhiculent-elles? Quels standards imposent-elles, parfois sans que nous en ayons conscience? Un stoïcien à Hollywood fait le tour de quelques-unes des séries les plus emblématiques de ces 30 dernières années et explore les différentes facettes du bonheur tel qu’il y est représenté. Et si Gabrielle Solis (Desperate Housewives) et Barney Stinson (How I Met Your Mother) avaient autant à nous apprendre que Sénèque…

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