Quand les séries TV plongent dans l’intimité des couples: « Le secret est un objet de tension »
Pilier du couple ou détonateur de son explosion, quelle place tient le secret dans nos représentations des liens amoureux et de leurs institutions? Voyage dans l’intimité de plus de 70 années de séries télé.
À l’écran, l’image du couple, ce canon insubmersible de la vie sociale, a traversé des changements considérables. Quelle importance y a pris peu à peu le secret, capable de nourrir ou d’étouffer le lien amoureux? Succession, Big Little Lies, Crazy ex-Girlfriend, les Sopranos et tout récemment Disclaimer: le monde des séries regorge de couples et d’individus aux prises avec de terribles secrets. Que racontent-ils de notre rapport à l’amour, à l’intime, à la norme? Professeur invitée à l’UNamur, historienne du cinéma spécialisée dans les questions de représentations de genre et de pop culture, Marion Hallet a quelques réponses à nous offrir.
Le couple est-il un élément indispensable à toute histoire dans les séries?
Marion Hallet: Le couple peut être effectivement très structurant pour la narration d’une série. Des comédies telles que How I Met Your Mother, Friends ou The Office sont parfois plus révélatrices que d’autres sur les relations profondes qui y sont en jeu. Car une sitcom qui se déploie sur plusieurs saisons peut faire vivre une relation amoureuse hétérosexuelle ou homosexuelle sur du long terme. De manière plus générale, l’étendue du spectre dans lequel évoluent les représentations du couple est considérable. Dans Game of Thrones, aucun couple n’est efficient, ni exempt de secret, tandis que dans la série Sherlock, l’amitié homo sociale entre Holmes et Watson est sublime et fonctionne à merveille.
Les représentations dans les séries ont évolué à mesure que le couple et son statut ont traversé des bouleversements dans la société?
Considérablement. Je repère trois évolutions majeures, tirées du contexte américain, le plus productif en termes de séries: dès l’introduction de la télé, dans les années 50, on voit beaucoup d’affection dans les couples. Le couple principal doit s’aimer énormément malgré la jalousie, les tensions pour maintenir l’attention des spectateurs et une représentation conforme. C’est une ère qui s’étend de I Love Lucy, classique de la sitcom, jusque les années 80-90, avec des séries comme Cheers, le Cosby Show. À partir de la fin des années 90, c’est le couple qui se prend le bec, se dispute, où beaucoup d’amour semble s’être perdu. Je pense évidemment à Carmela et Tony Soprano mais aussi à Ross et Rachel, dans Friends, dont la relation structure les dix années de vie de la série alors qu’ils n’ont été ensemble qu’une saison. Enfin, ces dernières années, depuis les années 2010 c’est le retour à l’affection, à l’amour durable… Mais pourquoi ces couples fonctionnent vraiment reste plus difficile à déterminer. Au-delà de la tendresse, les zones de tension se portent ailleurs que sur le risque de séparation. On distingue, par exemple, explicitement ou en creux, un besoin de compréhension mutuelle. On sort des stéréotypes pour aller vers quelque chose de plus réaliste, plus optimiste parfois, comme dans This Is Us ou Normal People.
Le secret hante énormément de couples présents à l’écran. Quelle fonction a-t-il?
De manière générale, que le couple à l’écran soit hétérosexuel ou homosexuel, il y a énormément de façons d’introduire de la tension, à partir du moment où le couple qui se fait et se défait structure la série. Or, dans la fiction, le secret est un objet de tension et pour arriver à maintenir les gens dans leur fauteuil il faut de la tension. En ce sens, le secret est d’abord un outil scénaristique comme un autre. La jalousie, le déni, peuvent aussi en être les leviers.
La série Big Little Lies montre aussi comment la révélation du secret peut raconter quelque chose de plus grand sur le monde qui nous entoure. Il y a toujours un enjeu au secret?
Big Little Lies a été la bonne série au bon moment. Toute série est consommée dans un contexte. Reese Witherspoon est depuis longtemps étonnamment active en amont, avec son équipe, pour dénicher les bonnes histoires. Celle-ci s’est combinée avec #MeToo. Mais c’est un peu l’exception qui confirme la règle. Un exemple qui peut montrer la voie, mais reste exceptionnel. Le secret et ses révélation racontent aussi toute la complexité du couple, de sa place et de ses représentations. Avec A Perfect Couple, et The Undoing, Nicole Kidman semble se spécialiser dans ce genre de rôle. Cate Blanchett l’a fait aussi, au cinéma. J’y vois un lien avec leur persona de star qui projette cette aura mystérieuse des actrices mythiques, blondes, diaphanes. Elles tendent à porter leurs choix sur des scénarios qui mettent en avant les secrets, l’indicible.
Offrir aux rôles féminins une part de secret immense, comme dans Disclaimer, c’est leur donner une sorte de Chambre à soi, pour reprendre le titre de l’essai de Virginia Woolf? Une manière aussi de remettre en question le couple normatif et les injonctions qu’il représente ?
Il y a une décision manifeste en tout cas de montrer des femmes à la marge. Mais il y a toujours eu chez les femmes ce besoin de vie à soi. Je pense que ce qu’on décide de montrer maintenant, ce sont des femmes multidimensionnelles, capables d’être tout aussi complexes et répréhensibles que n’importe quel homme. Il y a aussi dans cette présence du secret une spécificité liée au vécu social des femmes, à leur vie dans un monde qui n’a pas été conçu pour elles. Il y a eu une période toute récente où il a beaucoup été question, et même trop, du côté badass de certains rôles féminins, ce que les américains appellent un « strong female lead ». Or, pour les hommes cette question ne se pose pas. Le secret, lui, est une manière d’aller plus loin dans l’introspection de certaines personnalités, d’explorer l’intime dans la comédie comme dans la tragédie.
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