L’OPA numérique des plateformes de streaming sur l’industrie culturelle

LOUIS WIART (à gauche) et OLIVIER THUILLAS (à droite) © National
Philippe Manche Journaliste

Avec l’arrivée des plateformes à domicile comme Spotify, Netflix, Amazon, Apple ou Google, jamais l’offre culturelle en ligne n’a été aussi importante qu’aujourd’hui. Et ce, à des tarifs défiant toute concurrence. Si cette OPA numérique sur l’industrie culturelle et ses acteurs intéresse depuis un petit bout de temps les chercheurs, l’approche d’Olivier Thuillas et de Louis Wiart est singulière et résume les enjeux des fournisseurs de contenus dans le monde de l’édition, du cinéma, de l’industrie musicale ou du jeu vidéo.

Dans leur livre Les Plateformes à la conquête des industries culturelles (éditions PUG), Olivier Thuillas et Louis Wiart proposent une approche socio-économique complète et minutieuse d’un secteur qui brasse des milliards de dollars. “On entre dans un champ disciplinaire qui s’appelle l’économie politique de la communication, précise Louis Wiart. Sa spécificité consiste à étudier des filières industrielles de la culture et de la communication au regard de ses conséquences pour l’intérêt général. Et de se poser la question de savoir si ça favorise la diversité culturelle, le débat démocratique et le pluralisme des médias dans la manière d’appréhender le fonctionnement et l’évolution des différents secteurs culturels.

Que vous inspire le refus de l’humoriste Blanche Gardin -suivie depuis par le comédien Fabrice éboué et l’humoriste Arnaud Tsamere- de participer à l’émission Lol: qui rit sort! sur la plateforme Amazon Prime Video et qui fait écho à certains aspects de votre ouvrage?

C’est courageux d’agir comme Blanche Gardin. Ça me fait penser à certains petits éditeurs de livres qui refusent de travailler avec Amazon alors que la plateforme est leur premier client. Ça montre que cet acteur, que nous décrivons comme un acteur/prédateur, ne fonctionne pas de la même manière que Netflix, par exemple. Bon an mal an, Netflix, qui ne fait que de la vidéo à la demande par abonnement, ne vit que de ça. À l’inverse d’Amazon, pour qui le secteur du divertissement est du bonus, et avec l’idée qu’avec des sommes énormes, on peut tout acheter, y compris des noms.

Vos recherches s’appuient-elles sur ce qu’on appelle peut-être grossièrement “l’ubérisation de la culture”?

Uber n’a pas besoin de posséder sa flotte de véhicule, c’est une forme poussée d’externalisation. Par contre, avec tout ce qui relève de l’auto-édition dans le secteur du livre ou dans le secteur musical avec des artistes et musiciens qui se font connaître par des plateformes diverses et variées, on rentre davantage dans une logique qu’on pourrait peut-être qualifier d’ubérisation.

L’arrivée de ces plateformes dans l’industrie culturelle est à l’image de notre monde de plus en plus polarisé et inégalitaire. Spotify, qui reverse 0,005 euro par stream, favorise les stars de la pop et du rock au détriment des petits groupes et artistes émergents avec, au final, une disparition de la classe moyenne dans l’industrie musicale. Quelle est votre analyse?

On constate qu’aujourd’hui, on a une place pour les micro niches, une autre pour les best-sellers et une dernière pour ce qu’on appelle un “empire du milieu”. On a de plus en plus de témoignages de cinéastes, de producteurs de musique, d’auteurs et d’éditeurs qui disent que leur économie assise dans cet empire du milieu a tendance à s’écrouler à la faveur des plateformes. Avec, comme conséquence, cette polarisation que vous évoquez, et c’est inquiétant.

Vous mettez en exergue l’importance des fonds d’investissement pour la viabilité économique des plateformes. Sans ces fonds colossaux, ces entreprises seraient-elles déficitaires?

Cela dépend des acteurs. Netflix a atteint son seuil de rentabilité. Apple et Amazon ne se posent pas la question parce qu’ils sont rentables sur d’autres secteurs que le culturel. Spotify est un très bon exemple d’acteur qui n’arrive pas à être rentable sur son cœur de métier. Pourquoi? Parce qu’il doit reverser les trois quarts de ses revenus aux ayants droit. Pour continuer à perdurer et à se développer, Spotify est obligé de lever des fonds sur les marchés financiers et de s’endetter. Les deux seuls moyens que ces fonds ont pour faire de la plus-value, c’est soit toucher des dividendes, soit revendre des actions au moment où celles-ci ont atteint un pic ou un sommet.

Les plateformes sont-elles les derniers rejetons de l’ultralibéralisme?

Ces acteurs, notamment américains, disposent de capitaux énormes et de la confiance des marchés. Nous sommes vraiment sur un poids très fort du néolibéralisme et d’une forme de capitalisme financier qui s’est emparée des industries culturelles, avec des formes de continuités. On a l’impression que les plateformes agissent toujours de la même manière. Ces acteurs sont extrêmement véloces. Ils sont capables de changer de tactique très rapidement.

Sans avoir une vision orwellienne, on a tout de même le sentiment que pour certains acteurs, c’est surtout la course à la collecte de données personnelles et privées qui est en jeu…

C’est toute la question de l’usage de nos données personnelles utilisées par les plateformes. Là encore, on a des acteurs différents. Le business de Google, c’est d’avoir suffisamment de données d’utilisation des usagers pour pouvoir les revendre ou, en tout cas, commercialiser et vendre des publicités à des annonceurs. Leurs clients, ce sont avant tout des annonceurs. Tout ce qui est fait par Google dans les industries culturelles, c’est avant tout avec cet objectif-là.

Un conseil pour inviter le lecteur à cultiver sa curiosité culturelle?

Ne pas hésiter à aller voir des offres alternatives portées par de plus petits acteurs. Si on prend l’exemple du cinéma, il y a de nombreuses plateformes consacrées au cinéma d’auteur ou au documentaire. Il faut essayer de s’affranchir des algorithmes de recommandation, comprendre comment ils fonctionnent et se construire une trajectoire par soi-même. L’algorithme a tendance à nous enfermer et à nous faire consommer toujours la même chose. On peut passer du temps à explorer une plateforme, à explorer des contenus, à regarder des bandes-annonces. Ce temps-là est nécessaire pour structurer une pratique culturelle variée. Ce n’est pas parce qu’une plateforme nous fournit des propositions immédiates qu’on ne doit pas faire cet effort aussi, comme on le fait dans un magasin physique, et aller à la rencontre du contenu, de le sélectionner et de se l’approprier.

BIO EXPRESS

Louis Wiart

1988 Naissance à Bordeaux.

2011 Diplômé de Sciences Po Bordeaux.

2015 Soutien sa thèse de doctorat en communication à l’Université Sorbonne Paris Nord.

2017 Professeur en communication à l’ULB. Publication de La prescription littéraire en réseaux aux Presses de l’Enssib.

Olivier Thuillas

1973 Naissance dans le Limousin où il vit toujours.

1994 Diplômé de Sciences po Bordeaux.

2001 Entre au Centre régional du livre en Limousin.

2019 Nommé maître de conférences à l’université Paris Nanterre.

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