L’Eurovision, vu d’Israël

Le plateau comprendra douze panneaux LED gigantesques. Un nombre choisi pour sa valeur sacrée dans la religion juive. © photos : Elisabeth Debourse
Elisabeth Debourse Journaliste

« Mais qui regarde encore l’Eurovision? » Quelque 200 millions de téléspectateurs et peut-être davantage encore cette année, avec l’organisation du concours musical par Israël. Campagne de séduction, appel au boycott, budget à huit chiffres et sécurité drastique: Tel-Aviv s’apprête à être le théâtre de l’événement culturel le plus important, coûteux et décrié de l’histoire de la région.

Galgalatz, 91.80 FM. A travers la radio du taxi, Kobi Marimi entonne le refrain de Home, le morceau qu’il présentera à l’Eurovision. « Il a une bonne voix, c’est sûr, mais je ne pense pas qu’il nous fera gagner. On finira troisième, quatrième peut-être », prédit le chauffeur en passant aux abords de la rue Ben Yehuva, en plein coeur de Tel-Aviv. Le pied sur l’accélérateur, il poursuit: « Le problème, c’est que le garçon est gentil, mais sa chanson me donne envie de dormir. Ah, Netta, ça c’était quelque chose. C’était différent! » Il n’est pas le seul à le penser. Et pour cause: c’est la chanteuse et musicienne israélienne Netta Barzilai qui a ramené l’Eurovision en Israël, grâce à sa victoire remarquée l’année dernière avec Toy. Le 18 mai, ce sera donc au tour de Tel-Aviv de devenir le podium international du fameux concours de la chanson, vingt ans exactement après sa dernière édition à Jérusalem. Rien de tel que la perspective d’un événement surpopulaire à 200 millions de téléspectateurs pour vous propulser idole d’une nation…

Car en Israël, la participation à l’Eurovision tient du miracle perpétuel. Les polémiques et tentatives de censures font les coulisses de cette compétition à laquelle le petit Etat du Proche-Orient participe pourtant depuis 1973. La décennie d’or du concours, à en croire Izhar Cohen, vainqueur en 1978. A aujourd’hui 68 ans, l’acteur et chanteur porte toujours au cou la médaille gravée du nom de ses musiciens. « C’était une compétition internationale terriblement importante. Aujourd’hui, c’est un spectacle, et surtout une grande fête, mais à l’époque, c’était extrêmement sérieux. Israël était alors un petit pays dont on ne connaissait que la guerre et ses soldats. Remporter l’Eurovision fut un moment charnière pour nous », nous raconte-t-il derrière des lunettes fumées.

Depuis quinze ans, le Suédois Ola Melzig est en charge du chantier de l'Eurovision.
Depuis quinze ans, le Suédois Ola Melzig est en charge du chantier de l’Eurovision.© Elisabeth Debourse

Flonfons, paillettes et aspirine

« Je suis sûr que cette édition sera une réussite, même si, avouons-le, elle nous file déjà mal au crâne », poursuit l’ancienne coqueluche. « Mais les gens vont enfin se rendre compte qu’Israël est différent de l’idée qu’on s’en fait en Europe. » Et c’est bien l’espoir, bien peu caché, des organisateurs locaux : faire de l’Eurovision une mission touristique autant qu’une campagne de promotion. Une stratégie déjà déployée par l’Estonie en 2002, juste avant son entrée dans l’Union européenne. Ou encore par la Russie en pleine annexion de la Crimée, avec une chanson de paix et d’amour universel. Une occasion rêvée de redorer son blason à coups de paillettes auprès de l’opinion publique occidentale. L’organisation de l’Eurovision à Tel-Aviv intervient alors même que le ministère des Affaires étrangères s’est vu octroyer deux millions de dollars pour améliorer l’image d’Israël, notamment via ses canaux culturels.

Nous sommes certains que rien de fâcheux ne se produira.

« Nous aimons nous voir comme une extension de l’Europe. En revanche, nous ne sommes pas certains que les Européens nous voient comme faisant partie du continent. Mais nous sommes sur la carte de la communauté internationale et nous comptons bien y rester. Pour cela, il est important de montrer nos talents et nos succès », explique devant un parterre de journalistes internationaux en visite à Tel-Aviv Yigal Ravid, présentateur de l’Eurovision en 1999. « Souvenez-vous de l’Allemagne de l’Est, de l’Union soviétique. Il était alors très important pour elles de prouver leur excellence aux Jeux olympiques. C’est à peu près la même chose ici… sauf que nous ne sommes pas communistes. L’art est la meilleure manière de nous présenter à la face du monde. »

Installation, à Expo Tel-Aviv, de grilles flambant neuves.
Installation, à Expo Tel-Aviv, de grilles flambant neuves.© Elisabeth Debourse

Brian Eno au créneau

Et pour faire les présentations, plus d’un millier de bénévoles seront sur le pied de guerre. Leur mission: « Que les touristes tombent amoureux d’Israël… et qu’ils reviennent », résume leur coordinatrice. Ils sont avocat, étudiante en médecine, fans inconditionnels de l’Eurovision et feront voir aux spectateurs de passage « le Tel-Aviv qu’ils ne voient pas aux nouvelles ». Si la ville rêve de 50.000 visiteurs, on en attend vraisemblablement 20.000 dans la ville côtière, du 14 au 18 mai. Mais la coordinatrice des bénévoles hésite. « Certains jours, on craint qu’il n’y ait tout simplement personne. On a peur que… je ne sais pas comment le dire… on a peur que la guerre effraie les gens. » Un sentiment sans doute conforté par les violents affrontements entre le mouvement palestinien Hamas, dominant à Gaza, et l’armée israélienne le week-end des 4 et 5 mai.

Et si ce n’est pas eux, le boycott s’en chargera. La campagne internationale BDS – « boycott, désinvestissement et sanctions » – active depuis le début des années 2000 a fait de l’Eurovision son nouveau cheval de bataille. En janvier, 60 ONG internationales appelaient ainsi au boycott de l’émission dans une lettre ouverte diffusée par un quotidien portugais. Au même moment, le Guardian publiait un autre appel, signé par quelque 50 figures culturelles britanniques, dont Vivienne Westwood, Roger Waters et Peter Gabriel. Un mois plus tard, c’est le musicien et producteur Brian Eno qui y publiait une carte blanche: « Que se passe-t-il quand un Etat puissant utilise l’art comme propagande pour (nous) distraire de son attitude amorale et illégale? Toutes les personnes impliquées dans l’Eurovision cette année devraient comprendre que c’est ce qui est en train de se produire », écrit-il. Chez nous, pas plus tard qu’il y a quelques semaines, on a pu apercevoir sur les grilles des bâtiments de la RTBF, qui diffusera la compétition, un panneau artisanal au message clair: « Eurovision en Israël: la RTBF complice. »

Lucy Ayoub coprésentera la soirée, aux côtés du mannequin Bar Refaeli.
Lucy Ayoub coprésentera la soirée, aux côtés du mannequin Bar Refaeli.© Elisabeth Debourse

Les JO de la chanson

Les organisateurs locaux et l’Union européenne de radio-télévision dont dépend le concours ne cessent pourtant de clamer l’apolitisme de l’Eurovision. Aucun représentant de l’Etat n’y sera d’ailleurs présent — bien que le maire de Tel-Aviv y soit attendu, en toute logique. De toute façon, « performer de manière politique va à l’encontre des règles de l’UER », rappelle tout sourire Lucy Ayoub, présentatrice de la compétition cette année. Née de mère israélienne, élevée dans un environnement catholique et arabophone, elle fait référence à la menace des représentants de l’Islande. Le groupe insulaire Hatari a annoncé vouloir marquer les esprits sur scène, en soutien à la cause palestinienne. Une provocation qui ne fait pas du tout rire l’organisation… qui a pourtant la mémoire bien courte. En 1987, le duo israélien Dattner & Kushnir avait présenté à l’Eurovision un numéro satirique sur l’absurdité de la vie dans la région, malgré le courroux du ministre de la Culture d’alors. Plus récemment, en 2000, le groupe local Ping Pong avait fait apparaîre des drapeaux syriens lors du dernier couplet de sa prestation.

Pas étonnant, dès lors, que la sécurité soit le poste le plus coûteux de l’événement. A Expo Tel-Aviv, le lieu qui accueillera l’Eurovision après les passages notamment de Lady Gaga, Iggy Pop ou encore Nine Inch Nails, on prévoit des barrières, une fouille en règle des sacs et des chiens de sécurité. « C’est l’une des villes les plus sécurisées au monde », rassure pourtant Tamir Dayan, le directeur d’Expo Tel-Aviv. « Rien ne peut arriver ici. Nous suivrons toutes les directives et nous sommes certains que rien de fâcheux ne se produira. Pour nous, l’Eurovision n’est pas différent de n’importe quel autre événement. » Peu sont ceux pourtant qui ont demandé à la salle deux millions de dollars d’investissement. Le concours, lui, coûtera au total 26 millions au groupe audiovisuel de service public israélien, selon la productrice en chef sur place. « La distance est aussi un problème. On a dû faire venir des infrastructures d’Europe, et elles ne peuvent pas arriver par la route. Tous les jours, un bateau amarre donc avec du nouveau matériel, et c’est forcément très coûteux. » Malgré les sponsors, le gouvernement israélien a dû consentir un prêt pour permettre l’organisation du concours. Tel-Aviv prend, quant à elle, en charge l’Eurovillage et la cérémonie d’ouverture. Les aménagements devront servir longtemps après l’événement, à la manière des Jeux olympiques. Après tout, l’innovation, la culture et la sécurité sont des matières toujours d’actualité en Israël.

A l'extérieur d'Expo Tel-Aviv, les affiches électorales sont encore présentes.
A l’extérieur d’Expo Tel-Aviv, les affiches électorales sont encore présentes.© Elisabeth Debourse

Dernier rempart

Le fan-club de l’Eurovision de Tel-Aviv, lui, ne se préoccupe de rien de tout cela — si ce n’est de la musique. Ses membres appartiennent à une mission régionale de l’Ogae (Organisation générale des amateurs de l’Eurovision). Ils se rendent chaque année aux quatre coins du monde pour s’immerger dans la culture joyeuse et kitsch du concours. Cette année et enfin à domicile, les aficionados israéliens se sont offerts pour la finale les places du golden circle à 1.500 shekels, soit 370 euros. Entre un top des meilleures chansons présentées et un karaoké spontané, les groupies balaient la menace: « Les fans de l’Eurovision se fichent de la politique. Ils viennent pour les chansons, pour l’expérience, pour le spectacle. Boycotter, c’est tout l’inverse de ce qu’ils recherchent. C’est appeler les gens à ne pas se rassembler, à ne pas partager une vision commune des choses. Pour nous, l’Eurovision est la plateforme parfaite pour prouver qu’Israël est plus qu’un conflit. Nous aimons chanter, nous sommes un pays de musique, de culture. Mais la vie peut aussi y être très intense, alors on aime voir cet événement comme une échappatoire, une bulle hors du temps. »

Au sein du microcosme de l’Ogae, c’est deux poids deux mesures. Nombreux sont ceux dans ses rangs qui se réjouissent des messages de soutien aux communautés LGBTQ qui s’expriment à l’Eurovision depuis plusieurs années. Il sont pourtant tout aussi politiques pour certains pays participants. Même au sein de ce mouvement, les opinions sont divisées. En avril dernier, on apprenait ainsi l’existence de Globalvision, en parallèle de la finale du concours : une cérémonie alternative lancée en opposition à Israël par des artistes LGBTQ. Uniquement diffusés en ligne, des shows seront retransmis en direct de plusieurs villes à travers le monde, de Dublin à Bethléem. Globalvision milite pour le retour des réfugiés et le droit à l’autodétermination, mais aussi contre le pinkwashing dont elle accuse Israël. Mais le fan-club, bien que totalement concerné, ne ratera la compétition officielle pour rien au monde. Ce soir-là et en guise d’échauffement, ils sont donc allés oublier leurs contradictions dans l’alcool et un bar de la ville, où tout le répertoire de l’Eurovision 2019 y est passé. Tout ce qui compte, c’est que, comme l’annonce leur candidat, le concours « revienne à la maison ».

Demi-finales de l’Eurovision: les 14 et 16 mai, à 21 heures sur La Une.

Finale de l’Eurovision: le 18 mai, à 21 heures sur La Une.

Galgalatz, la radio des forces de défense israélienne, se met au diapason de l'événement.
Galgalatz, la radio des forces de défense israélienne, se met au diapason de l’événement.© Elisabeth Debourse
Shabbat, « un moment à nous »

« Les prières sont pleines de musique », sourit le musicien juif orthodoxe Aharon Razel, une guitare à la main. Il nous reçoit le jour des élections à Jérusalem, à l’école Midreshet Ziv, où les jeunes artistes de la région se rassemblent pour étudier la Torah comme les gammes. Pour ce musicien entré dans un band de l’armée pendant son service militaire avant d’entamer une carrière où il reprend des textes religieux sur des chansons pop, la musique est toute sa vie. Pourtant, il ne voit pas d’un bon oeil l’arrivée imminente de l’Eurovision en Israël. La raison est simple : la finale du concours aura lieu en plein milieu du shabbat hebdomadaire, le jour sacré de repos des juifs. Il cherche longtemps ses mots, bredouille avant de lancer: « Je suis un croyant ouvert et conscient de vivre dans un pays où beaucoup de juifs différents cohabitent. Mais ça m’ennuie de constater que l’Etat ne pense pas qu’il faille respecter nos traditions, comme le shabbat. C’est une merveilleuse coutume, et j’aimerais que le monde la découvre comme nous la pratiquons. » Devenu inarrêtable, il raconte l’importance de ces vingt-quatre heures officielles qui courent du vendredi soir au samedi en soirée. « Les jours de shabbat, je n’ouvre pas WhatsApp, je ne joue pas de musique. Les gens ont tendance à oublier que nous sommes un petit pays autodéterminé de neuf millions d’habitants, qui ne tient que grâce à ses traditions. Le monde entier est le bienvenu en Israël… les jours de semaine. Le shabbat, c’est un moment à nous. »

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