Jeff Goldblum: “Kaos raconte à quel point les familles peuvent être dysfonctionnelles”
Kaos extirpe de la mythologie grecque quelques réponses aux défis contemporains. Jeff Goldblum y campe un Zeus omnipotent, immature et priapique, obsédé par la perte du pouvoir suprême.
En 50 ans de carrière, Jeff Goldbum s’est taillé un costard de star XXL. Entrevu dès 1981 dans l’éphémère série Timide et sans complexe (après quelques apparitions dans Death Wish, Annie Hall et Columbo), il y déployait déjà son grand écart stylistique: un corps aussi étendu que sa palette d’acteur protéiforme, des yeux scrutant partout l’ironie et une manière singulière de chorégraphier ses mouvements et ses émotions. Révélé dans The Big Chill et surtout La Mouche de Cronenberg, il a navigué de blockbusters (Jurassic Park, le MCU) en films d’auteur (The Grand Budapest Hotel), laissant çà et là un pied faire des claquettes à Broadway et l’autre sur la pédale de son piano, en tournée avec sa formation de jazz.
Dans Kaos (lire la critique ici), nouvelle série Netflix signée de l’insolent Charlie Covell (The End of the F***ing World), il compose à merveille un Zeus narcissique, puéril, jaloux, libidineux et prêt à tout pour ne pas être déchu. Se montrant par contraste jovial, affable et cajoleur lors d’un entretien sous les ors d’un grand hôtel d’Amsterdam, Jeff Goldblum fait rouler ses yeux de félin à chaque réponse, mais n’en esquive aucune, répondant même avec un naturel désarmant.
Qu’est-ce qui vous a convaincu d’accepter le rôle de Zeus?
Jeff Goldbum: C’est simple: l’écriture de Charlie Cavell, qui est très originale, fraîche, surprenante. Honnêtement, je ne connaissais presque rien à la mythologie. Mais je me suis un peu rattrapé: Joseph Campbell, spécialiste des mythes, expliquait comment ceux-ci nous élèvent spirituellement, humainement, et nous invitent à expérimenter l’enchantement de l’existence. Ces mythes se sont transformés au cours des âges pour toujours coller aux crises de l’époque. Cette idée est omniprésente dans le script et nos personnages. Voilà donc un Zeus complexe, cruel, charismatique -du moins pour ses plus ardents dévots-, qui sombre dans la parano, la mégalomanie, la vanité. Il devient violent, sombre, abuse de son pouvoir depuis son Olympe vulgaire. À ses côtés effectivement, une famille très nombreuse: épouse, enfants -légitimes ou non-, frères, sœurs, etc. En bas, les humains divisés entre les dociles et ceux qui sont prêts à se défaire de son joug. Avec le ton de Charlie, moderne, audacieux, ça donne un cocktail détonant.
Redécouvre-t-on la mythologie comme on redécouvre Shakespeare? En lui trouvant des échos aux évolutions ou aux dérives du monde actuel?
Jeff Goldbum: On peut effectivement toujours extrapoler et faire des parallèles avec les événements au milieu desquels nous naviguons aujourd’hui, tant bien que mal. D’un point de vue plus intime, ça raconte aussi à quel point les familles peuvent être dysfonctionnelles. Celle de Zeus ne fait pas exception. S’y déroulent des luttes de pouvoir, la compétition pour avoir la meilleure place, la reconnaissance, la validation. Enfin, je trouve que cette histoire pose la question de l’intégrité: le monde actuel est rempli de mystificateurs, d’arnaqueurs, de propagandistes et de bonimenteurs. Ils mélangent l’info à une forme de divertissement pour influencer les opinions, nourrissant le chaos et la confusion. Mais aujourd’hui plus que jamais, comme l’a écrit le grand Carl Sagan dans son dernier livre The Demon-Haunted World, on doit distinguer les croyances flatteuses de la réalité. Nos nouvelles manières de communiquer, de nous connecter, posent la question de l’information et de la connaissance comme biens communs. C’est plus urgent que jamais car notre capacité à nous autodétruire est à un niveau jamais atteint. Il nous faut réapprendre à collaborer, mettre en commun, instaurer un nouveau paradigme collectif. Il n’est plus possible de se dire qu’on peut vivre au détriment des autres et du monde, comme Zeus en est depuis toujours persuadé. C’est une histoire très ancienne dans le fond, mais qui mérite d’être remise en avant.
Justement, sur quelles bases avez-vous construit le personnage de Zeus?
Jeff Goldbum: J’aurais pu m’inspirer de personnalités existantes, de récits historiques, mais rien n’est plus performant pour moi que l’imagination. Par exemple, dans le scénario, il était déjà prévu que Zeus se balade en survêtement. Avoir ça sur le dos vous emmène déjà quelque part, vous permet de sentir qui il est, ce qui le motive, l’effraie, ce genre de choses. À chaque prise, dans chacune des situations dans laquelle Zeus se retrouve, Charlie était derrière moi, me demandait de rester connecté à ses objectifs, sa quête. Et puis comme toujours, il y a la jubilation, très enfantine, de jouer, de faire semblant, qui ouvre des possibilités infinies.
Vous n’avez jamais eu peur d’une trop grande proximité entre vos rôles, comme celle qui peut exister entre Zeus et le Grandmaster, que vous avez joué pour le Marvel Cinematic Universe?
Jeff Goldbum: J’espère sincèrement avoir évité la réplique à l’identique (rires). De nouveau, la spécificité de l’approche de Charlie m’en a préservé. Mais effectivement, les deux personnages sont un peu adjacents, comme celui du Magicien d’Oz, dans lequel on va pouvoir me voir bientôt. C’est un risque à prendre: se retrouver à jouer une galerie de personnages similaires, dont il faut faire très attention de préserver toutes les spécificités. Même si j’ai eu des rôles très différents de film en film, j’ai un ancrage auprès de ce type de personnages, qui sont facilement dans la démesure. Mais je pense qu’il y toujours moyen de les faire vivre en les rattachant à une certaine réalité, une banalité même, pour qu’on puisse s’y projeter différemment.
Quelques scènes entre vous et le personnage de Prométhée, confié à Stephen Dillane (Game of Thrones), suggèrent une relation singulière liant ces personnages, à l’image d’un parrain et de son consigliere. Que pouvez-vous en dire?
Jeff Goldbum: J’ai adoré les scènes avec Stephen. Quel formidable acteur. En fait, j’ignorais à peu près tout de Prométhée et du sens donné à son mythe. Leur relation est très retorse. Il y a une longue histoire entre eux, qu’il fallait explorer avant de jouer ensemble, même si elle ne sera réellement déployée que dans une éventuelle seconde saison. Sans rien dévoiler, Zeus et Prométhée ont été très proches. Zeus en a fait son ami et confident, s’est ouvert à lui. Mais jusqu’où peut-il lui faire confiance? Prométhée, qui est aussi le narrateur de l’histoire -c’est très malin de la part de Charlie- est, dans la mythologie celui qui possède l’information, la connaissance et la délivre aux hommes. Il a donc la capacité d’allumer une mèche qui pourrait nuire à Zeus. ça rend leur relation particulièrement savoureuse à découvrir, avec ses différents registres, ses trahisons et ses retournements.
Vous parliez de plaisir et de discipline dans le travail. Est-ce un équilibre que vous cherchez toujours? Y a-t-il eu des moments où vous avez du renoncer à l’un ou à l’autre, en passant du cinéma d’auteur aux blockbuster et vice versa?
Jeff Goldbum: C’est un équilibre dont il faut prendre soin au jour le jour, et au cas par cas. Un moment après l’autre. À chaque fois que je reçois un scénario, je me demande comment je vais pouvoir danser avec le personnage. Au début, il doit y avoir du jeu, au sens de la joie. Et le jeu, c’est une affaire sérieuse. Ce sont des curseurs à surveiller en permanence car ils sont, pour moi, interdépendants. Mais bien sûr, ça dépend du scénario, de l’humeur du jour, des heures de sommeil, de l’alimentation,
Outre le cinéma et les séries, vous avez maintenu une activité dans le théâtre, la danse, la comédie musicale, le jazz. Nourrir votre métier d’acteur de ces facettes multiples, c’est une manière d’éviter l’enfermement, la répétition?
Jeff Goldbum: À mes débuts, j’essayais surtout d’être guidé par ce qui me procurait du plaisir. Mais très vite est venu un moment où je devais me cantonner à l’un ou l’autre de ces domaines en priorité, pour ne pas me disperser. Ma chance a été d’avoir très tôt un sens de la discipline personnelle. Je prends la matière créative très au sérieux. J’ai eu la chance de pouvoir commencer, très jeune, à apprendre avec un excellent professeur, Sanford Meisner. Je prenais en parallèle en moyenne trois cours de danse par jour. Mon premier boulot, c’était à Broadway, dans une comédie musicale. J’adorais ça et j’aurais pu vouer ma vie à ça. J’entretiens régulièrement mon instrument corporel en faisant des claquettes. Parallèlement, la musique a toujours été une passion. Elle est essentielle à mon équilibre. Je ne me déplace jamais sans mon piano, je le trimbale partout où je vais. J’en joue tous les jours. Consciencieusement. Ce matin, justement, en jouant, j’ai senti une légère amélioration de ma technique. Ça n’a l’air de rien comme ça, mais c’est important de sentir qu’à n’importe quel moment de sa vie, on peut encore progresser. Que ce soit en musique ou en comédie. Tant que ça dure, j’en profite (sourire) et j’ai l’impression d’en profiter de plus en plus depuis quelques années.
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