Après le succès de Barbie, coécrit avec son épouse Greta Gerwig, Noah Baumbach embauche George Clooney pour une sage satire hollywoodienne, où il se met dans la peau d’une star de cinéma, Jay Kelly.
Jay Kelly
Comédie dramatique de Noah Baumbach. Avec George Clooney, Adam Sandler, Laura Dern. 2h12.
La cote de Focus: 2/5
«C’est une sacrée responsabilité d’être soi-même», écrivait la poétesse Sylvia Plath. C’est ce que découvre Jay Kelly, star hollywoodienne grisonnante qui doit aller chercher un prix qui lui est remis pour sa carrière en Italie et comprend en chemin, à travers une série de flash-backs cinématographiques, à quel point sa vie est devenue vide et à quel point sa relation avec sa fille s’est altérée. Noah Baumbach –qui a déjà livré des drames plus tranchants sur les familles dysfonctionnelles avec Frances Ha et Marriage Story– glisse cette résurrection existentielle dans une sorte d’interminable pub pour du café. George Clooney a beau se montrer malicieux avec ce personnage de Cary Grant contemporain sur le retour, cette dramady est bien trop mielleuse et coquette que pour vraiment émouvoir.
D.M.
«Qui suis-je?» C’est la question qui pousse Barbie à quitter Barbieland dans Barbie (2023). Que cette même question pousse la star de cinéma Jay Kelly à quitter Hollywood dans Jay Kelly (2025) n’a rien d’un hasard. Dans les deux cas, Noah Baumbach a coécrit le scénario, signant aussi dans le deuxième cas la réalisation du film, avec George Clooney dans le rôle-titre.
Jay Kelly a mis Hollywood à ses pieds depuis des années, mais une accumulation d’incidents et de souvenirs ébranle sa confiance en lui. Accompagné de sa cour –son attachée de presse Liz (Laura Dern) et son fidèle manager Ron (Adam Sandler, très bon)–, il part sur un coup de tête à la poursuite de sa fille, qui traverse l’Europe en train. Mais ce voyage ne fait qu’aggraver sa crise de la quarantaine au lieu de l’apaiser.
La frontière entre l’acteur et le personnage semble ténue. «Mais ce n’est pas un film sur George Clooney, insiste Noah Baumbach. Ma coscénariste Emily Mortimer et moi-même avons assez vite compris qu’il nous fallait une vraie star pour jouer ce personnage. Le spectateur doit avoir le sentiment d’avoir un passé commun avec Jay Kelly, sinon ça ne fonctionne pas. George nous a semblé être la personne idéale. Il aurait été une star à n’importe quelle époque. Il a quelque chose d’intemporel. Nous avons écrit le film en pensant à lui.» George Clooney a accepté en moins de 24 heures. «Son enthousiasme a été contagieux.»
Homme à la fin
Selon Baumbach, une star est plus qu’ un «acteur connu». «Avec les stars, on entretient une relation. Nous aimons les voir jouer. Elles sont nos avatars. Nous nous identifions à elles, mais elles réalisent aussi nos rêves. A travers elles, ceux-ci sont presque à portée de main. Nous nous sentons à l’aise lorsque nous regardons James Stewart, Cary Grant, Gary Cooper, George Clooney, Tom Cruise, Robert Redford ou Paul Newman.»
Le film renverse ce processus d’identification. «Jay Kelly raconte l’histoire de quelqu’un qui est une star au début, et un homme à la fin. Au départ, on se reconnaît dans la star. Puis l’inverse se produit: la star tente de devenir une personne ordinaire. Au début du scénario, j’ai écris simplement ce qui me semblait amusant ou intéressant autour d’un personnage qui me parlait. Ce n’est que plus tard que j’ai compris qu’un film sur une star aborde presque automatiquement les thèmes de l’identité et de la performance.»
«En chacun de nous il y a un fossé entre ce que nous donnons à voir et qui nous sommes vraiment.»
Jay Kelly jette un regard tragicomique sur les coulisses de Hollywood. L’idée sous-jacente est que la chance, le talent et le charisme ne suffisent pas: il faut aussi une volonté farouche, être prêt à tout. «Ce n’est absolument pas honteux. Surtout au début, quand il faut se jeter sur chaque opportunité qui se présente, même minuscule. Moi aussi, j’ai dû passer par là.» Mais à un moment donné, inévitablement, on regarde en arrière, et certains choix peuvent entrer en contradiction avec l’image que l’on a de soi. «Jay Kelly est aux prises avec les priorités qu’il s’est fixées. Comme chacun de nous, tôt ou tard.»
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L’acteur constate qu’il représente beaucoup pour énormément de gens et qu’il est célébré pour ce qu’il fait depuis si longtemps, et si bien. Mais son lien avec sa famille, ses amis ou ses assistants dévoués est distendu. «Pour tout ce qu’il a dû accomplir afin de réaliser son rêve, il y a des choses qu’il a fallu abandonner. En tant que parent, en tant que fils, en tant qu’ami, en tant que collègue. Les conséquences de ses décisions deviennent de plus en plus claires pour lui.» Le réalisateur et scénariste, passé de justesse quatre fois à côté d’un Oscar, n’y voit pas une critique des stars hollywoodiennes. «En chacun de nous il y a un fossé entre ce que nous donnons à voir et qui nous sommes vraiment. En vieillissant et, je l’espère, en gagnant en sagesse, nous trouvons parfois le courage de nous regarder dans le miroir et de nous redéfinir avec sincérité. L’acteur est une métaphore idéale de cette lutte humaine.»
Mariages brisés
Jay Kelly est étonnamment joyeux, doux et accessible pour un film de Baumbach, qui a marqué les esprits avec deux dissections semi-autobiographiques, empathiques mais abrasives, de mariages brisés. Pour The Squid and the Whale (Les Berkman se séparent, 2005), le film qui l’a révélé et a été nommé aux Oscars, il s’est replongé dans le divorce de ses parents, deux écrivains de Brooklyn. La crédibilité de Marriage Story (2019), nommé six fois aux Oscars et porté par Adam Driver et Scarlett Johansson, était encore plus intime: l’inspiration venait de l’échec de son propre mariage avec l’actrice Jennifer Jason Leigh.

«Quand quelque chose semble très personnel, les gens veulent que tout soit réellement arrivé à l’auteur. Ou ils se demandent ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Je comprends, je fais la même chose. Mais ce n’est pas si simple. J’utilise sans cesse des éléments autobiographiques. Mais un film est un récit. Un récit que j’invente à partir de choses que j’ai vécues, ou que mes amis ont vécues. Le plaisir de créer vient du fait que l’on peut puiser son inspiration partout.» Il a utilisé pour The Squid and the Whale de nombreux éléments de son enfance, et a tourné à Park Slope, le quartier de Brooklyn où il a grandi. «Mais cela n’est que de l’inspiration. Cela stimule l’imagination. Le film doit pouvoir devenir ce qu’il doit devenir.»
A propos de Frances Ha (2012), on lui demande rarement à quel point ce film est autobiographique, parce qu’il met en scène une danseuse de 27 ans qui passe d’appartement en appartement, squattant le canapé de ses amis, et s’inquiète du moment où elle percera dans le métier. «On ne dirait pas, mais c’était vraiment ma vie quand j’avais la vingtaine, affirme Baumbach. A la question « tu fais quoi dans la vie ? », Frances répond: « Difficile à expliquer parce que je ne le fais pas encore vraiment ». C’est exactement ce que je ressentais à cet âge-là.»
Service entre amis
Noah Baumbach a percé à deux époques différentes. Fraîchement diplômé, son colocataire Jason Blum –aujourd’hui pourvoyeur de succès horrifiques avec Blumhouse– l’a aidé à lancer un film. Cela a abouti à Kicking and Screaming (1995), un film sur des jeunes diplômés à la dérive. Le deuxième film, Mr. Jealousy (1997), a moins convaincu, et le troisième s’est dès lors fait attendre huit ans. «Je le raconte souvent lorsque des gens me parlent de leurs difficultés. A l’époque, j’avais vraiment le sentiment que ma carrière était déjà terminée avant même d’avoir commencé. Quand Greta et moi avons écrit Frances Ha, j’ai énormément repensé à cette période.»
Aujourd’hui, il estime que cette phase compliquée était nécessaire pour trouver sa voie. Il a aidé Wes Anderson à écrire le scénario de The Life Aquatic with Steve Zissou (2004). Et, en retour, Wes Anderson l’a aidé en passant au peigne fin le scénario de The Squid and the Whale, et en le retravaillant sans relâche jusqu’à ce que chaque détail tombe juste. «J’ai beaucoup appris de lui. J’étais beaucoup trop pressé.»
The Squid and the Whale relance Noah Baumbach en 2005. Il dirige ensuite Nicole Kidman et Jack Black dans Margot at the Wedding (2007) et écrit avec Wes Anderson le scénario de ce bijou d’animation qu’est Fantastic Mr. Fox (2009). Mais le véritable tournant, c’est Greenberg (2010). Cette tragicomédie sur un rocker geignard n’est pas un sommet de sa carrière cinématographique, mais l’actrice qu’il associe alors à Ben Stiller deviendra la femme de sa vie. Après douze ans de relation, il épouse Greta Gerwig en 2023. Baumbach et Gerwig forment l’un des duos les plus créatifs du cinéma américain. Après avoir conçu et développé ensemble Frances Ha, Gerwig s’impose avec Lady Bird (2017) et Little Women (2019) comme l’une des cinéastes les plus populaires. Parfois, ils sont juste la caisse de résonance l’un de l’autre. Parfois, ils travaillent intensément ensemble. «Il est presque impossible de dire qui a fait quoi. J’ai déjà reçu des félicitations pour quelque chose que Greta avait écrit, et inversement. Parfois, nous ne savons même plus nous-mêmes qui a eu quelle idée.»

Pour Jay Kelly, Baumbach a coécrit le scénario avec l’actrice Emily Mortimer. «J’aime collaborer. L’autre arrive toujours avec des choses magnifiques, uniques. Mais je me trouve aussi plus sympathique quand je travaille avec quelqu’un. Je suis alors la meilleure version de moi-même. On s’inspire mutuellement, et au moins on rencontre de la résistance quand on jette trop vite une idée qui a peut-être du potentiel.»
Sauvé par Barbie
Baumbach se félicite que, depuis The Squid and the Whale, un nouveau film se soit toujours présenté naturellement à lui. Presque aucun projet n’a avorté. Ce n’est qu’après Marriage Story que son parcours fut plus compliqué. En partie parce que la pandémie de Covid a rendu le tournage difficile, le réalisateur a eu le sentiment de ne pas avoir totalement réussi White Noise (2022), son adaptation du roman apocalyptique de Don DeLillo, avec Adam Driver et Greta Gerwig dans les rôles principaux. Il s’est même demandé s’il ne vaudrait pas mieux arrêter le cinéma. Il n’était donc pas très enthousiaste quand Greta Gerwig lui a proposé d’écrire ensemble le scénario de Barbie. Mais, comme souvent: faire ce qu’elle lui demandait a été payant. Inventer ensemble une Barbie débridée, presque anarchique, s’est révélé très amusant. Et Greta Gerwig en a fait, grâce à Margot Robbie et Ryan Gosling, un feu d’artifice rose bonbon et euphorique qui a rapporté 1,4 milliard de dollars et obtenu huit nominations aux Oscars. De quoi redonner le moral.
Faut-il alors s’étonner que Jay Kelly, comme satire des stars hollywoodiennes, soit si indulgent et puisse même se lire comme une ode au cinéma? Le moment le plus bouleversant: la scène où George Clooney, en Jay Kelly, regarde une compilation des nombreux films avec lesquels Clooney a ravi le public pendant tant d’années, et sent sa gorge se nouer. «Pour moi, cette histoire exigeait que ce soit un film qu’on regarde avec plaisir. Le sujet et le récit dictent la manière dont on raconte une chose. Dans ce cas, ça en a aussi fait une célébration de l’art du cinéma.»