Get Millie Black sur HBO: un thriller policier sous haute tension en Jamaïque

Dans Get Millie Black, Millie-Jean Black (Tamara Lawrance), ex-Scotland Yard, est de retour en Jamaïque pour enquêter sur un rapt d’enfant. © HBO
Nicolas Bogaerts Journaliste

L’auteur jamaïcain Marlon James livre Get Millie Black, une première série impressionnante de maîtrise. Discussion avec ses acteurs principaux autour du post-colonialisme, de l’homophobie, de la transphobie et de la dignité retrouvée de la Jamaïque.

Dans sa veine policière, Get Milie Black met sur l’avant-scène Millie-Jean Black (Tamara Lawrance), Londonienne d’origine jamaïcaine, qui revient à Kingston après avoir été renvoyée de Scotland Yard. Tout en espérant renouer avec sa sœur trans Hibiscus (Chyna McQueen), dont elle a été séparée par une mère violente et toxique, elle s’investit dans une affaire de rapt d’enfants aux enjeux tentaculaires. Flanquée de son partenaire Curtis (Gershwyn Eustache), talonnée par un flic de la métropole un peu trop insistant (Joe Dempsie), Millie plonge dans les méandres d’un trafic qui secoue les fantômes de sa famille, de la société et de l’Histoire jamaïcaines, des maisons cossues d’Uptown au cloaque du Gully, quartier trans lové dans le fossé d’écoulement de la ville. Les quatre acteurs et actrices principaux de Get Mille Black semblent, de leur propre aveu, avoir été marqués à vie par une fiction qui offre une réflexion sans équivalent sur les processus de domination et de violence.

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Tamara et Gershwyn, vous êtes d’origine jamaïcaine. Qu’est-ce qui vous a séduits dans cette série écrite par Marlon James?

Tamara Lawrance: J’ai d’abord accepté le scénario parce que depuis l’enfance, je suis fan de séries policières. Très vite, j’ai senti à quel point c’était important pour moi de jouer en Jamaïque une histoire vraiment jamaïcaine. D’être cette policière qui tient tête à un autre policier venu de l’ancienne métropole anglaise. La devise de la Jamaïque, c’est « E pluribus, unum« , « Out of many, one people » en anglais  (« de plusieurs, un seul peuple », NDLR). Cette devise reflète la diversité d’un pays composé d’indigènes, d’Indiens, de Chinois, de descendants d’esclaves. Une culture mixte extrêmement riche avec ses couches historiques imprimées dans les strates de la ville, l’architecture, l’urbanisme, la différence persistante entre l’Uptown des riches blancs et le Downtown des ghettos.

Gershwyn Eustache: Pour ma part, avant de lire une ligne du scénario, je savais qu’il était important pour moi d’être dans une série qui s’ancre dans la réalité de cette région des Caraïbes dont je suis originaire. Ce qu’a fait Marlon,

Gershwyn Eustache: Pour ma part, avant de lire une ligne du scénario, je savais qu’il était important pour moi d’être dans une série qui s’ancre dans la réalité de cette région des Caraïbes dont je suis originaire. Ce qu’a fait Marlon, c’est une série qui, outre les codes du thriller policier, parvient à rester subtile et intelligente dans sa manière de gérer les clashs culturels, qu’elle met en scène. Celui qui traverse mon personnage, policier homosexuel dans un pays où l’homosexualité est illégale, vivant avec son compagnon, était particulièrement intense à incarner. Il était important pour moi de prendre part à une série qui contribue à rendre hommage à la communauté LGBTQI+, au sein des Caraïbes, à lui rendre hommage, à lui donner une juste place.

Gershwyn Eustache: « C’est une série qui parvient à rester subtile et intelligente dans sa manière de gérer les clashs culturels ». © HBO

En tant qu’acteurs et actrices, avez-vous rencontré des défis, des surprises ou des difficultés particuliers durant le tournage?

Chyna McQueen: C’était mon premier rôle dans à l’écran. J’ai été frappée par le fait qu’Hibiscus n’abandonne jamais, elle sait ce qu’elle veut. Elle a dû apprendre une manière de survivre, de lutter pour être acceptée, reconnue. Dans son exil, elle a retrouvé un sens de la communauté, de l’amour auprès de celles qu’elle appelle ses sœurs, d’autres trans qui vivent comme elle dans la peur. C’est une réalité, dans ce pays réputé pour son homophobie: il y a une communauté trans soudée, active, puissante.

Joe Dempsie : Marlon James écrit d’une manière très poétique, il est capable de créer des mondes entiers sur une page de scénario. D’un autre côté, avec ses acteurs, il sait travailler par stimulation, suggestion. Lui-même ne connait pas toujours les motivations réelles de ses personnages. Il les laisse vivre et nous laisse les habiter. Marlon m’a admirablement bien vendu la partition de mon personnage: comment un flic aussi jeune peut gravir si vite les échelons de Scotland Yard? Qu’est-ce que ça cache ? Qu’a-t-il mis dans la balance? Aujourd’hui, je n’arrive sans doute toujours pas à comprendre pleinement ce qui motive Holborn, ce qui le pousse à agir comme il l’a fait. Sur le plateau par contre, ça avait du sens.

Gershwyn Eustache: Je suis la deuxième génération d’une famille d’immigrés jamaïcains. Je me souviens que lorsque je suis arrivé au collège, je me sentais très clivé. À la maison, la musique, la nourriture étaient jamaïcaines. Mais à l’école, j’étais très anglais. Curtis, mon personnage, vit cette dualité d’une autre manière. À la maison et au travail, il ne peut pas avoir la même vie. L’enquête qu’il mène avec Millie et l’admiration qu’il a pour elle l’emmènent encore plus loin dans cette dualité et l’affrontement qui s’y joue. Les dialogues nous ont offert beaucoup de liberté pour laisser parler cette dynamique.

Joe Dempsie et Tamara Lawrance © HBO

Cette série et ses thématiques ont-elles provoqué chez vous des changements de perspective?

Chyna McQueen: Officiellement, le Gully, ce quartier insalubre et sa population, personne n’est censé en connaître l’existence. C’est un endroit risqué pour les trans. Et pourtant, c’est leur maison. Filmer là, à cet endroit, a créé avec cette communauté des liens que je n’imaginais pas possibles. Beaucoup de trans n’ont pas survécu aux conditions du Gully. Et pourtant s’y est créé un sens unique du collectif qui se ressent.

Tamara Lawrance: C’est impossible d’échapper à sa condition d’ex-colonie ou d’immigré. J’ai une connexion personnelle avec cette île que j’ai quittée à 3 ans et j’y ai rencontré une famille incroyable durant cette production. Je suis encore plus persuadée que la créativité et l’art sont une forme de catharsis et de guérison. Le colonialisme, qui a été vécu dans le corps, dans les familles, exige une reconstruction particulière si on veut évoluer. Je me rends compte en vous parlant que jouer, agir pour démontrer ça en vivant mon rêve d’enfant, c’est une réalité qui me bouleverse.

Jamaica Vice

Millie-jean Black doit, une fois de plus, se réajuster à une nouvelle réalité: après avoir été séparée de son frère durant son enfance, exfiltrée de Jamaïque vers l’Angleterre, elle revient sur son île natale poursuivre une carrière de policière. Tout juste éjectée de Scotland Yard, elle renoue avec le frère qu’elle pensait décédé, Orville, mais qu’elle retrouve en Hibiscus, après que cette dernière ait opéré sa transition. Mais Hibiscus, qui s’adonne à la prostitution, erre dans le Gully: squat aux allures de camps de réfugiés le long du canal de Kingston, asile pour les trans. Millie veut la sortir de là et lui offrir le havre de la maison maternelle, qu’elle a repris et réinvesti après le décès de leur génitrice toxique et maltraitante. 


© HBO

Millie a le syndrome du sauveur. Traumatisée par les scènes de maltraitances dont a été victime Hibiscus à son jeune âge, elle s’est spécialisée en Angleterre dans le rapt d’enfants. Elle a imposé son sacerdoce à son co-équipier, Curtis, prototype du gars sûr, mais homosexuel resté dans le placard d’une Jamaïque violemment homophobe. La disparition d’une jeune fille issue du ghetto mais scolarisée chez les bonnes sœurs mène Millie à secouer le guêpier des beaux quartiers, celui des anciens coloniaux. Mais lorsque sa supérieure lui impose la présence d’un flic de Londres, jeune loup aux dents longues et à l’agenda trouble, Millie n’aura de cesse de mettre son monde, y compris elle-même, en danger.

À ce décor, Marlon James et la réalisatrice Tanya Hamilton (The Deuce, Seven Seconds) ont ajouté leurs obsessions visuelles et narratives: la Jamaïque -et Kingston en particulier- est un personnage vivant qui se mue à chaque plan, soutient ses personnages ou les avale, les écrase ou les suit à la trace, comme les plus collants déterminismes. On n’est pas loin du Michael Mann de Miami Vice (la série) et de son théâtre des aliénations. L’échiquier relationnel entre les personnages est fracturé par les tensions et les clivages de l’île, mais colmaté par un formidable sens de la poésie et de la narration chorale: chaque épisode épouse le point de vue en voix off d’un des protagonistes du drame qui inévitablement se met en branle. Dans les relations distendues entre Millie et Hibiscus, Tamara Lawrence et Chyna McQueen articulent une double prestation poignante, électrique, une tragédie familiale entre sœurs, une histoire de fantôme et de lâcher-prise. Seule face au monde qui n’en finit pas d’agiter ses formes d’oppression, Millie est une formidable justicière à fragmentation, un bâton de dynamite à mèche courte.

Get Millie Black ****(*), de Marlon James, sur HBO. Avec Tamara Lawrance, Chyna McQueen, Gershwyn Eustache.

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