Dopesick, sur Disney+: anatomie de la douleur
Sous la forme d’un J’accuse documenté et patient, la série Dopesick entend tout nous dire sur le scandale des opioïdes aux États-Unis. Un manifeste fouillé et intransigeant.
« J’ai du vivre avec la douleur si longtemps. Et puis, presque d’un jour à l’autre, j’ai retrouvé la vie. » En 1996, une campagne publicitaire de la société pharmaceutique américaine Purdue vante les mérites, témoins à l’appui, des opioïdes à base d’oxycodone, une molécule deux fois plus puissante que la morphine pour combattre la douleur. Elle est présente dans le produit phare de l’entreprise dirigée par la famille Sackler, l’Oxycontin, dont le nom est associé à la vague d’addiction la plus dramatique et complexe de l’Histoire américaine: 93.000 décès par overdose en 2020, des millions de personnes accros, des destins brisés, des collectivités débordées par la criminalité explosant dans le sillage des assuétudes et la complexité de la bataille à livrer.
Un plan machiavélique
La série Dopesick, adaptation de l’enquête de la journaliste Beth Macy, Dopesick: Dealers, Doctors, and the Drug Company that Addicted America publiée en 2018, décrit les fondements d’une épidémie aux dimensions effroyables. Celle-ci est toujours en cours, ce qui donne à ce thriller signé par l’acteur et producteur Danny Strong (The Hunger Games, Mockingjay part 1 & 2) une dimension de brûlot. Michael Keaton, Peter Sarsgaard, Kaitlyn Dever, Michael Stuhlbarg, Will Poulter et Rosario Dawson sont les acteurs d’un drame en plusieurs actes, qui ausculte les strates du scandale dans un dispositif édifiant et accusateur.
Tout commence par la famille Sackler, détentrice de Purdue Pharma, dont le portrait de la désunion, à la manière de Succession, sert de terreau à l’ambition de son vilain petit canard, Richard (Michael Stuhlbarg), bien décidé à y faire sa place. Pour cela, il échafaude un plan machiavélique pour imposer un nouveau remède à cette affliction sourde qui mine et effraie un nombre croissant d’Américains: la douleur. Pour imposer ce nouvel opioïde, son unité au sein de Purdue va manipuler les données, soudoyer l’autorité de régulation du médicament et mettre en place une stratégie commerciale agressive implémentée auprès des docteurs, hôpitaux et pharmaciens par des représentants aux méthodes peu reluisantes. Une des zones de test est la région minière de Virginie. Travaillé au coeur par Billy Cutler, un représentant de Purdue, le docteur Samuel Finnix, médecin de famille veuf et bonhomme, prescrit de l’Oxycontin à la jeune Betsy (Kaitlyn Dever) après qu’un accident du travail à la mine a mis son dos en charpie. Pour elle, c’est le début d’une spirale de douleurs et de dépendances.
Une série en forme de procès
Invité sur CNN, Danny Strong continue de pointer un doigt accusateur: « Ce que Purdue a mis en place pour vendre, promouvoir l’Oxycontin, les expériences, les études, les autorisations, sont basées sur ce mensonge. Un crime effroyable a été perpétré sur la population et le pire c’est que, au départ, ceux qui sont tombés dans l’addiction, l’ont fait en allant simplement chez leur docteur. » Le grand mérite de Dopesick est de ne pas s’arrêter à la dimension tragique de la dépendance. La série montre comment le mensonge initial a pu se développer au sein d’une société américaine prise en étau entre le mythe de l’émancipation par le travail et l’exploitation des masses travailleuses. Et comment le corps, individuel et social, est rongé en de multiples endroits. Glissant de part et d’autre d’une ligne du temps qui s’étend de 1996 à 2003, la série relie les points d’un scandale qu’une membre de la DEA, Bridget Meyer (Rosario Dawson), et deux procureurs, Rick Mountcastle et Randy Ramseyer, vont tenter de mettre au jour. En buttant à répétition sur l’omerta, les stratégies de dissimulation et de défausse de la famille Sackler, qui vit encore aujourd’hui dans l’impunité. En octobre dernier, dans le New York Times, Danny Strong appuyait encore: « Cette série, c’est le procès qui aurait dû avoir lieu. Ce qui lui donne de la profondeur, à mon sens, c’est qu’elle parle de la part sombre du capitalisme américain, là où gouvernement et industrie entrent en collusion. » Derrière la tragédie, Dopesick dénonce le mensonge et ses répercussions, les conflits d’intérêts, la corruption, la paralysie des autorités et la douleur endémique qui traverse tout le système capitaliste, comme le symptôme lancinant d’une société aliénante.
Dopesick
Une série créée par Danny Strong. Avec Michael Keaton, Peter Sarsgaard, Kaitlyn Dever. Disponible sur Disney+. ****
Danny Strong est un producteur en colère et il s’est donné pour mission de prévenir le monde des mensonges de Big Pharma. Cela se sent tout au long des cinq épisodes disponibles de Dopesick, mis en ligne de manière hebdomadaire depuis le 13 octobre sur Disney+ et dont les deux premiers sont réalisés par Barry Levinson. Strong a choisi de mettre en images l’étendue des dégâts de la crise des opioïdes dans un dispositif qui, par ses va-et-vient entre deux décennies, peut certes dérouter mais n’en demeure pas moins la meilleure expression possible de la complexité de l’affaire. Il est aidé par un casting impressionnant, au sommet duquel trône un étonnant Michael Keaton, sur un rythme downtempo, loin des cabotinages habituels. À ses côtés, dans le rôle d’une jeune prolétaire lesbienne coincée par la douleur et le puritanisme familial, Kaitlyn Dever confirme tout le bien qu’on pense d’elle depuis sa prestation dans Unbelievable. Rosario Dawson, toute en rage et frustration retenues, fait une enquêtrice dont on ne peut que déplorer les déconvenues. La manière caricaturale avec laquelle Michael Stuhlbarg incarne Richard Stackler, le père de l’Oxycontin, n’entame pas la rigueur d’une démonstration qui tient en haleine de bout en bout.
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