D’argent et de sang: Xavier Giannoli et Vincent Lindon décodent l’arnaque du siècle

Vincent Lindon, “un homme en colère”, dans la peau du magistrat déterminé Simon Weynachter. © Curiosa films
Nicolas Bogaerts Journaliste

Adaptant l’enquête du journaliste Fabrice Arfi sur une gigantesque arnaque à la taxe carbone, Xavier Giannoli réalise un thriller cathartique, intense, sur les mensonges du libéralisme, du marché et de l’argent roi.

La presse française en a parlé à l’époque comme de “l’escroquerie du siècle”. Une fraude massive à la TVA portée sur les quotas de carbone, cette clé de voûte d’un système pensé comme une réponse à la crise climatique. Plusieurs magouilleurs en ont profité pour monter un carrousel rapportant un montant que la justice française a estimé à 1,5 milliard d’euros -au niveau européen, c’est cinq fois plus. Le cinéaste Xavier Giannoli s’est emparé de ce matériau sulfureux, raconté dans le livre-enquête du journaliste de Médiapart Fabrice Arfi, et a plongé D’argent et de sang (lire la critique ici) dans une fournaise narrative, en changeant les noms des intéressés. Ce diptyque de deux fois six épisodes raconte comment deux magouilleurs de Belleville et un trader des beaux quartiers ont fait main basse sur le magot, tout planqué dans des paradis fiscaux via des société fictives, nargué les autorités, flambé aux yeux de tous et attiré de dangereux malfrats dans un bal tragique, achevé dans le sang. Face à eux, Simon Weynachter, un magistrat bien décidé à les serrer, incarné par un Vincent Lindon sur la brèche. Rencontrés tous deux à l’occasion des Rendez-vous d’Unifrance à Paris, l’acteur et le réalisateur décrivent les ressorts d’une série thriller qui met la barre très haut.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

C’est votre deuxième collaboration ensemble, après L’Apparition en 2018. Quels éléments de cette série ont été déterminants pour vous réunir à nouveau?

Xavier Giannoli: Vincent a quelque chose de formidable quand il joue les enquêteurs -dans L’Apparition, il était un journaliste. Avec sa façon de parler, de bouger, de regarder, il est un principe de vérité, une médiation formidable pour le spectateur. Dès le début, j’ai eu peur de donner une vision trop complaisante des voyous, de leur vulgarité, même si j’en voyais le potentiel cinématographique. Comme contrepoint moral, j’ai imaginé un magistrat à la tête des douanes judiciaires, un nouveau service très technique qui s’attaque à ces nouvelles formes de délinquance. Certains bandits ont compris que braquer une banque ou un fourgon génère beaucoup plus de problèmes et d’années de prison qu’une arnaque financière depuis un ordinateur. Le banditisme s’est adapté au détournement financier, bien aidé par la financiarisation du monde. En fait, personne n’a jamais été capable de m’expliquer à quoi sert le secret bancaire, devenu produit financier. Alors j’ai voulu que le public se pose la question: que sont ces endroits où les oligarques russes, les sociétés américaines, les trafiquants en tout genre échappent à l’impôt ou cachent de l’argent?

Vincent Lindon: Xavier et moi avons un point commun: nous sommes des gens en colère. De manière générale, je ne suis pas sur Terre pour m’écraser et me taire. Xavier s’est servi de ça chez moi pour alimenter ce personnage. De tous mes films traitant de problématiques fortes, c’est mon personnage le plus politique, le plus citoyen. Weynachter est un homme social, il veut que pauvres et riches soient à la même enseigne, aient les mêmes droits et répondent des mêmes règles. Peu importe qui tu es, la loi est la loi. Il y a une différence entre transgresser une loi -et ça dépend encore laquelle- et en bafouer le sens. Dès qu’on fait du mal aux autres, ce n’est plus transgresser mais bafouer.

Pourquoi insistez-vous beaucoup, Xavier, sur le côté enfantin de l’arnaque et des arnaqueurs?

Xavier Giannoli: En fait, les types qui ont fait ça, ce sont des mecs de la rue, des voyous illettrés de Belleville habitués à détourner la TVA sur des jeans, des téléphones. Quand ils ont compris qu’on avait appliqué la TVA à des quotas carbone, ils ont juste fait la même chose. Ils sont dans un égoïsme total alors que derrière la lutte contre le réchauffement climatique, il y a un enjeu général, politique et social fondamental, commun. Il y a quelque chose de l’ordre de l’hédonisme déculpabilisé et absolument sans entraves que je voulais confronter à la figure du magistrat chargé de tracer la limite. À l’époque des faits, en 2008, on est dans une ère très libérale, adossée au modèle anglo-saxon. D’ailleurs, le marché des quotas carbone s’est inspiré du marché du soufre américain. La TVA a été choisie pour faire du rendement fiscal, parce que c’est le premier impôt -le plus injuste aussi. Et ça dit beaucoup: on ne croit pas aux taxes mais aux vertus du marché. C’est une vision politique.

Si le seul levier dont dispose le pouvoir politique, c’est l’argent, l’incitant financier, n’est-ce pas une faillite des pouvoirs publics et de l’idée de redistribution?

Vincent Lindon: Je ne comprends pas comment les gens ne partagent pas. Je ne comprends pas cette fuite en avant capitaliste où les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. Ni la validation politique de cet état de fait. Je ne comprends pas comment font certaines personnes pour dormir. Cette question m’obsède depuis des années. Quand vous faites du mal aux faibles, de quoi sont faites vos nuits? Comment vivre en escroquant une femme de ménage, en l’embauchant pour ouvrir un compte au bout du monde, en gérant de paille, et risquer des années de prison? Le tout pour 3 000 euros? De quelle matière sont constitués les gens qui font du mal comme ça?

Xavier Giannoli: Un de mes précédents films, Illusions perdues, était une adaptation de Balzac. Marx aimait Balzac, car il souligne la force corruptrice de l’argent, la cupidité. Qu’est-ce qui est encore important dans un monde où les principales valeurs sont désormais marchandes? Pourtant, on parle bien d’écologie, d’environnement, du bien commun par excellence. Qu’il soit mis à mal par des types qui n’ont aucun sens du sacré, aucun sens du bien commun, montre à quel point la place de l’argent pose des questions essentielles au niveau sociétal. C’est ce qui m’intéresse de film en film. Pour les besoins d’un prochain projet, je me suis plongé à nouveau dans La Liste de Schindler de Spielberg, où on voit que là, l’argent sauve. C’est intéressant de voir comme l’âpreté au gain peut avoir une vertu, même si c’est par certains détours, surtout quand c’est filmé par le réalisateur le plus riche d’Hollywood.

Xavier Giannoli
Xavier Giannoli © belga

Weynachter est un personnage très rigoureux dans sa fonction de magistrat, son sens des limites, du cadre légal. Mais il est perdu dès qu’il s’agit de sa fille toxicomane et errante. Comment avez-vous appréhendé ces contradictions internes?

Vincent Lindon: C’est très simple, en les renforçant. Dans le scénario initial de Xavier, c’était moins fort. Il fallait appuyer davantage encore sur la place de sa fille car c’est intéressant de voir quelqu’un qui a tellement de dextérité au travail, qui est si organisé et volontaire, être un humain comme les autres dans sa vie personnelle. Ça lui donne un talon d’Achille, un endroit par lequel il se perd et une complexité intéressante. Pendant qu’il pourchasse les criminels, ce truc ne le lâche pas, l’inquiète. C’est un personnage qui est tiraillé entre la quête de ses racines judaïques, sa fille et son travail. Ça fait beaucoup, non? Les nuits ne sont pas fastoches. Weynachter est un personnage incroyablement complet, pétri de quête spirituelle, de vérité, d’identité, de foi, de paternité, de loi, de morale, de réparation. Je pense profondément que c’est le personnage le plus politique et le plus engagé que j’ai jamais fait. C’est un rôle qui est arrivé au bon moment pour moi. Un condensé de tout ce que je suis, de tout ce que j’aime, de tout ce qui me meut, me passionne.

Vous avez employé plusieurs fois le mot “film” pour parler de la série. C’est un lapsus?

Vincent Lindon: Ah, mais pour moi ce n’est pas une série, c’est un film. Un long film de douze heures, coupé en douze épisodes. C’est l’occasion que Xavier a eue de réaliser son rêve, mais comme ce n’est pas possible de demander aux gens de rester devant un film de douze heures, il en a fait une série. C’est filmé comme du cinéma, par un metteur en scène de cinéma… avec une équipe de cinéma. On a fait un maxi film.

De fait, D’argent et de sang est rythmé comme un thriller, son montage repose sur des formes narratives multiples, des cliffhangers singuliers, abrupts. Vous vouliez expérimenter l’élasticité du format série avec un langage cinéma?

Xavier Giannoli: Ces histoires de cliffhanger, ça me fait penser au film Vers un avenir radieux de Nanni Moretti. Il a une réunion avec des gars de Netflix qui expliquent qu’il leur faut un “moment what the fuck” s’il veut qu’ils financent le film. Ma hantise quand j’ai commencé cette série était de tomber dans un monde formaté par ce type de règles. En fait, durant le montage, j’ai su assez vite qu’on n’allait pas faire un format standard, que les débuts et fins d’épisodes allaient bouger par rapport au plan initial. Canal+ m’a donné toute latitude pour expérimenter des choses, dans les formes comme dans le contenu. Le thriller dans son optique d’enquête obsessionnelle m’intéresse beaucoup d’un point de vue cinématographique. Songez au montage de JFK d’Oliver Stone, assez inédit dans sa technique et les niveaux de narration qu’il est capable de rassembler en une seule scène. Mettre les moyens cinématographiques au service d’une enquête donne des moments de cinéma incroyables. C’est tout l’art de l’ellipse de Soderbergh, Resnais ou Hitchcock: emmener le spectateur dans un tourbillon d’éléments visuels, de supports, de temporalités. On mesure la réussite d’un projet à toutes les concessions qu’on n’a pas faites. Je voulais que ce récit me permette d’aborder des choses qui me travaillent: le poids du mensonge dans les rapports humains, les conflits familiaux, la vengeance, la jalousie, le désir, la mort, la vie. Je ne voulais pas d’une qualité téléfilm parce que la caméra est un enjeu, comme la valeur de plan, le rythme, l’utilisation de la musique. C’est du cinéma. Je ne me suis jamais demandé si je faisais une série plutôt que du cinéma. Mon ambition était folle, je voulais tout.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content