Comment La Trêve a réussi sa mue
La Trêve revient pour une seconde saison à l’ADN inchangé, mais aux ramifications encore plus profondes et sournoises. Réflexions sur la culpabilité, l’erreur judiciaire, le burn-out et le féminicide: elle donne du fil à retordre à nos confortables certitudes.
Comment transformer l’essai d’une première saison plutôt réussie? Pour la seconde, Matthieu Donck, Benjamin d’Aoust et Stéphane Bergmans, le trio qui a donné naissance à la première d’une longue série de fictions télés ambitieuses co-produites par la RTBF, a rebattu les cartes. Il n’a gardé que deux atouts: l’experte psychiatre Yasmine (Jasmina Douieb) monte au front d’une délicate enquête et y entraîne l’inspecteur Yoann Peeters, encore tout cramé de la saison précédente. Au bout de ces quatre années, nous sommes toujours dans les Ardennes. Peeters n’est plus flic, il n’a plus ni le droit ni l’envie de l’être. Il occupe un poste de professeur en criminologie à l’Université de Liège, parce qu’il faut bien gagner sa vie. Sa fille étant devenue étudiante, il habite seul. Yasmine lui demande de l’aide. Un de ses patients, Dany, s’est accusé d’un meurtre dont elle est persuadée qu’il est innocent: celui d’Astrid du Tilleul, retrouvée sauvagement assassinée. La formidable dette que Peeters a contractée envers Yasmine dans le cadre de la première saison va le forcer à se remettre au boulot. Encore assommé d’un burn-out dont les cendres n’ont pas totalement quitté son âme, l’ancien policier va remettre le doigt dans un engrenage que les créateurs ont eu la bonne idée de prendre par un autre bout: l’assassiné n’est plus, ici, un laissé-pour-compte, mais une notable de la ville, retrouvée morte dans sa luxueuse piscine. La mécanique d’empathie pour la victime est prise dans un formidable contre-pied, car ici c’est un pauvre gars qui s’accuse du féminicide, plus par désoeuvrement (ou protection d’autrui) que par réelle implication dans le crime. S’enclenche alors, sur un tableau où tout ou presque du passé a été effacé, une nouvelle et étonnante réflexion chorale sur l’erreur et la culpabilité.
Terre brûlée
Réalisée par Matthieu Donck, La Trêve a été imaginée et écrite depuis le départ avec Benjamin d’Aoust et Stéphane Bergmans. Ils viennent tous trois du cinéma, et leur conception d’une série, bien dans l’air du temps, est celle d’un long film, séquencé en épisodes et bouclé à la manière des anthologies (True Detective, American Crime Story…). » C’est en voyant ce types de séries, plus proches de longs films, qu’on s’est dit qu’il y avait là un espace dingue pour développer une histoire, un univers et des personnages. On discutait beaucoup tous les trois, durant la première saison, on lançait énormément d’idées. Celle qui conduit la deuxième saison fait partie de celles qu’on ne voulait pas utiliser à ce moment-là. » « En saison 1, on a écrit en pratiquant la politique de la terre brûlée, lance d’emblée Benjamin d’Aoust: on a absolument consumé tout ce qui restait potentiellement comme matière dramatique. Il restait les personnages, mais l’histoire était bouclée, il n’y avait donc pas de place dans le scénario pour une suite. »
La deuxième saison, un peu à la manière des deuxièmes disques en musique, est une étape critique qui peut relancer une dynamique comme la plomber implacablement. « Cette saison a été beaucoup plus difficile à mettre en place, confesse Sébastien. La précédente était vraiment une première pour nous tous. Pour cette nouvelle saison, on voulait sortir du whodunnit classique, développer une arène pour ce qui nous intéressait le plus: les personnages et un récit beaucoup plus progressif. »
Tous coupables?
La première saison traitait de la dilution des responsabilités dans le cadre d’un crime odieux. Le coupable, en gros, c’était tout le monde. Tous participaient du même mécanisme qui avait mené au crime. La dimension sociétale, sociale du polar reste présente dans cette deuxième saison de La Trêve et se profile dès les premiers épisodes. Très vite aussi, la culpabilité se diffuse dans les regards, les maladresses, les précipitations. Autant de micro-indices qui aimantent l’attention vers la périphérie de cette erreur judiciaire qui semble se déployer sous nos yeux. Matthieu acquiesce: « C’est l’ADN de la série: les forêts et le principe dramaturgique où tout le monde porte une partie de la culpabilité. Ici, cette culpabilité se cristallise sur le personnage de Dany, autour de qui persiste un doute: est-ce lui qui tué Astrid du Tilleul ou non? Et si ce n’est pas lui, qui est-ce? C’est une étape en plus dans la réflexion. Et puis il y a le thème de l’erreur judiciaire: s’il n’est pas le meurtrier, ça signifie qu’il y a une ou plusieurs personnes qui profitent du fait qu’il est accusé à tort. » Il poursuit en profondeur: « On passe beaucoup de temps ensemble, à discuter de faits de société, d’événements qui marquent l’époque. Ça tourne souvent autour de faits divers et de ce qu’ils recèlent comme information sur le monde aujourd’hui, d’un point de vue moral, humain et pas sensationnaliste, émotionnel ou politique. Quand on creuse un peu, il y a toujours de grandes ouvertures vers une matière narrative. Ça influe nécessairement sur notre écriture. » « Il n’y a rien de politique, mais on aime qu’il y ait des éléments qui s’accordent un peu avec la période« , souligne Stéphane Bergmans. Justement, la semaine dernière sur France 5, le documentaire de Laurent Richard L’Interrogatoire montrait comment, dans le système américain, l’erreur judiciaire était devenue monnaie courante, suite à l’adoption et la généralisation, depuis les années 60, de techniques proches de la manipulation. Si le système pénal décrit dans La Trêve est bien loin de celui du pays de l’Oncle Sam, la question de l’erreur judiciaire et de la culpabilité, en revanche, prend ici une tournure singulièrement intrigante.
Accusé à tort
Le même Stéphane Bergmans nourrit un intérêt et une connaissance des faits divers qui dépasse largement les besoins documentaires de la série. « On touche vraiment à la complexité de l’âme humaine. Parce que l’erreur judiciaire n’est jamais blanche ou noire, entre des prédispositions à s’accuser du pire et les manipulations ou les « dysfonctionnements » policiers. Durant les interrogatoires, on pousse parfois les gens à un tel endroit qu’ils se disent: « le seul moyen de sortir d’ici et de retrouver une vie normale, c’est de dire ce qu’ils veulent que je dise, de m’accuser et d’y mettre suffisamment de détails pour que moi-même j’y croie. » »
Le thème de l’erreur judiciaire, dont les grandes figures des « accusés à tort », comme Patrick Dils, ont défrayé la chronique, émaille donc ce nouveau récit qui place en son coeur la mécanique de la culpabilité, mais ce coup-ci vécue de l’intérieur. Un défi en termes d’écriture pour le trio, qui s’accompagne d’un choix de casting judicieux et d’un rythme mieux géré dans l’apparition des personnages et la dilution des intrigues -les premiers épisodes de la première saison étaient noyés dans les scènes d’exposition des protagonistes: « À la base on était passionnés par le fait de s’accuser d’un crime qu’on n’a pas commis, analyse Matthieu Donck . Au niveau du spectateur, c’est complètement contre-intuitif comme mécanisme. Du coup, narrativement, ça devient intéressant de parvenir à montrer ça. La meilleure porte d’entrée était pour nous la psy, Yasmine, qui s’occupe du dossier psychiatrique de Dany, joué par Aurélien Caeyman, et qui pense qu’il est innocent. La seule personne qui pouvait l’aider était précisément celle qu’elle avait convaincue de quitter la police: Yoann Peeters. Une de nos grosses envies c’était de la faire sortir de son cabinet pour voir comment elle évoluait, quelle était sa vie après la violence dont elle avait été témoin. »
Rencontre avec Jasmina Douieb (l’experte psy Yasmine) et Yoann Blanc (l’ex-flic Peeters), tous deux au-devant de l’enquête.
Comment avez-vous redécouvert vos personnages après que l’histoire leur a imposé un hiatus de quatre ans?
Yoann Blanc: Toute la difficulté de l’exercice consiste à laisser le plus de choses non dévoilées sur ces quatre années et ce qui est sur le point de se passer. Peeters est beaucoup plus affaibli que sur la première saison. Il avait la colère pour dynamique; ici, il est assommé par ce qui lui arrive, mais il va être amené à évoluer. Il donne le change effectivement sur le premier épisode, il tente de refaire sa vie, mais le trauma ressurgit sous forme de visions, d’acouphènes, qu’il tente de traiter d’abord comme des problèmes physiques …
Jasmina Douieb: J’ai été assez vite au courant de la possibilité d’une deuxième saison centrée sur un amalgame ou une erreur judiciaire, sur la fabrique superficielle des meurtriers. Il m’a semblé alors intéressant de continuer à tirer sur le fil de l’empathie, qui a été ma clé de jeu pour la première saison. Je l’ai gardée en l’amplifiant. Mais le personnage de Yasmine est en fait malade d’empathie. J’avais peu d’indications concernant sa vie durant ce laps de temps de quatre ans. J’ai brodé sur les grandes lignes, ce qui m’a permis d’élaborer son état de grande fragilité émotionnelle, sa détresse, qui font qu’elle peut tout à fait rencontrer Peeters dans son aspect workaholic.
Une grande normalité se dégage des personnages…
Y.B.: Peeters ressemble à quelqu’un qui mène une vie normale. Il va plutôt bien, mais très vite ses fantômes vont revenir l’habiter. Il y a beaucoup de choses qui arrivent de manière progressive car la narration et le récit sont plus tentaculaires, ils prennent plus de temps pour s’installer dans le temps. Incarner Peeters est toujours un défi parce que je n’en ferais pas un copain pour boire des coups, il est trop torturé (rires). Il a des tentatives d’humour qui tombent à plat.
J.D.: La normalité, c’est quelque chose que Matthieu (Donck, NDLR) travaille en permanence: les détails, le quotidien, l’humain dans ce qu’il a de plus commun. Ça explique aussi son goût pour les comédiens, il adore diriger les acteurs. Il le fait de manière très fine car il cherche la vérité tapie derrière.
Le personnage de Yasmine est mû par une grande force de conviction. Pourquoi sort-elle des limites déontologiques?
J.D.: J’ai rencontré des psys qui travaillent dans les prisons et je leur ai posé des questions sur l’engagement, sur la manière de gérer les dérapages de la justice dans des conditions sanitaires et psychologiques difficiles pour les détenus. Leur détachement, pourtant juste, m’a révoltée. La douleur, l’injustice ont dû faire résonner un truc chez moi. Yasmine dépasse complètement les limites déontologiques, tout comme Yoann, parce que ça vient toucher à la question de la désobéissance civile. Est-ce qu’on peut sauver les gens et jusqu’où peut-on les sauver?
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