La Liégeoise Loraine Dambermont a la bougeotte depuis toujours. T’façon on est en 2012 est le deuxième volet de sa trilogie Mes années bagarres, aux chorégraphies coup-de-poing.
T’façon, on est en 2012de Loraine Dambermont
Avec Loraine Dambermont, Maxime Cozic, Jacob Börlin. Du 19 au 22 novembre aux Brigittines, à Bruxelles.
La cote de Focus: 4,5/5
Noir sur scène. Un écran au fond. Des voix criardes inintelligibles. Des sous-titres. Lumière. Trois corps habillés de noir dansent les mots. Ça parle de bataille, de combat, de mise en garde. C’est le «clash des Lopez», une rixe verbale entre deux clans gitans qui a fait le buzz sur le Net en 2012. C’est retravaillé comme une bande-son, dansé comme un combat chorégraphié. Millimétré, puissant. La Brabançonne s’invite çà et là. Il y a des coups, des silences parfois, des corps comme des mots, pour revenir «plus» –plus forts, plus grands–, cassés parfois, mais toujours aussi précis. Le silence en impose autant que les gestes durant ces 50 minutes d’énergie pulsée, ultraréfléchie. Ils sont trois en scène, mais ils embarquent une foule de colères et de discours, leur corps réveillent les haines et les humours, les interrogations de la virilité exprimée et débridée. Ça bouscule et ça énergise. C’est vital et vivant. C’est T’façon on est en 2012. A voir, urgemment.
On la rencontre durant sa pause post-création, nécessaire après le tunnel éprouvant de travail et de représentations de T’façon on est en 2012, révélé lors de la Biennale de Charleroi danse, au Théâtre de Liège, début octobre. Le corps, son mouvement ultraprécis, mécaniquement répété, est au centre de cette création pêchue qui n’en oublie pas de poser la question de la violence gratuite et prédite. T’façon on est en 2012 mêle les codes. Il est court et uppercut, il transpire le travail acharné. Alors, on veut en savoir plus: comment arrive-t-on à ce résultat hybride et concret, puissant et hypnotique? «J’ai toujours été très sportive, répond Loraine Dambermont. Il fallait que ça bouge, que ça transpire.» Sans doute y parvient-elle aussi grâce à sa connaissance parfaite du rythme, de la musique et du corps. Et parce qu’elle en veut. Et aime rire.
«Quand j’étais petite, je pensais que la danse, c’était juste le classique; et à cet âge-là, c’est lent et fastidieux. Tout s’est aligné lorsque j’ai vu des gens danser du hip-hop.» Elle s’engage dans ce parcours, émaillé de championnats, avec une envie: en faire son métier. Et, surtout, créer ses spectacles. Sauf qu’à l’époque, vers 2009, il n’existe pas de formation professionnalisante pour ce type de danse. Alors elle tente les écoles de contemporain parmi lesquelles Codarts, à Rotterdam. «Une révélation.» Et elle crée. Beaucoup. Des projets de fin d’année, de «petites créa» pas forcément destinées à être montrées. Des solos, des duos, des choses pas toujours abouties… mais qui préparent Toujours de ¾ face!, imaginé il y a dix ans, créé en 2021, en tournée dès 2023.
«Si on n’arrivait pas à faire ce qui était prévu, c’était qu’on ne l’avait pas assez voulu.»
Chez Loraine Dambermont, il y a aussi l’amour de la musique. «J’en ai fait beaucoup: solfège classique dès l’âge de 6 ans, puis de l’autodidacte « à mort ». J’ai commencé très tôt à composer», fascinée par le rythme. «La vie est toujours rythmée: une blague, ça retombe si on loupe le rythme. Pareil avec un spectacle.» D’ailleurs, dans son chemin de création, le rythme est sa base. Son travail, elle le commence en «zonant» sur Internet. «J’y trouve des choses qui me parlent. Ça doit correspondre à trois critères: un bon rythme, que ça me fasse rire, que ça génère des images.» C’est là le début d’un spectacle. Les coachings de Johnny Cadillac, le sosie de Johnny? Toujours de ¾ face!… Le clash des Lopez en 2012? T’façon…. Un travail sur le matériau son de ces extraits du Net, la joute verbale poncée en tapis sonore, et le spectacle est presque là. «Cette élaboration musicale, c’est 50% du travail, contre 50% de choré!»
Corps à cœur
C’est de cette alliance du son et des corps que germe le discours. Un discours de trois spectacles, regroupés autour de ce titre général, Mes années bagarre. «J’aime le paradoxe entre la nostalgie de l’expression « mes années » et le côté fort de la bagarre», pointe la chorégraphe. Après son solo Toujours de ¾ face!, tiré des tutos de Johnny Cadillac, le trio T’façon… inspiré du clash des Lopez, elle espère un travail de groupe. Un spectacle qui aborderait le «comment ça se passe quand on se retrouve enfin face à face, « en vrai ». La fragilité de la rencontre, le jour du combat. Je voudrais faire danser très, très vite.»

Le corps, chez elle, dit les mots. «Je suis plus douée pour donner des images. Et apparemment, je n’ai pas besoin de poser un discours. J’ai des fascinations d’où partent des spectacles, et à partir de là, le spectateur crée du discours. Les images font naître des choses que j’ai envie de dénoncer. Mais quand on me demande de parler de mes spectacles, j’ai plutôt envie de dire: viens les voir!»
Dans ce sens, le casting importe, qui déteint sur la teneur du spectacle, sa rigueur formelle. «Pour T’façon…, je voulais quelque chose d’homogène. Deux garçons, une fille (NDLR: elle), comme d’une même famille. On ne devait pas distinguer qui était qui, l’important, c’était l’énergie commune.» Pari réussi, les danseurs viennent tous du hip-hop, le rapport au mouvement est le même chez chacun. Il y a la rapidité, la cohésion, l’ultraprécision. Et puis, la mentalité. Celle de la rigueur. «C’est comme mon travail au piano. Il faut « juste » répéter, encore et encore, pour toucher au plus juste, que ça devienne naturel.» Sur scène, la virtuosité de la rapidité est telle qu’on en oublie la difficulté des enchaînements, respirés sur la bande-son haletante de colère. «Pourtant, confie Loraine, le process a été difficile. J’avais besoin de guerriers. On a travaillé huit heures par jour pendant dix semaines de recherche puis seize de création. Le mental était là, on se regardait, on respirait, et malgré le challenge, on y allait. Parce que si on n’arrivait pas à faire ce qui était prévu, c’était qu’on ne l’avait pas assez voulu.»
Demain
A contrario de cette exigence, ou peut-être à cause d’elle, Loraine Dambermont interroge la fragilité actuelle du monde de la danse. Fragile et lent: «J’ai imaginé Toujours de 3⁄4 face! à 26 ans, j’ai eu une première à 33 et je l’ai tourné de 35 à 37 ans. J’ai dix ans de retard sur ma production; mon corps n’est plus le même. Le secteur est une bagarre. Du moins, la façon dont je le vis. On n’est pas soutenu comme il faudrait. Quand, tout au début, je répétais mon solo seule dans ma cave, c’était à ça que je pensais. Au secteur. Et là, j’avais la rage pour continuer. Il faut soutenir les jeunes chorégraphes!», lance-t-elle. Car, oui, les T’façon on est en 2012 sont le futur chorégraphié de la scène dansée belge. Avec pertinence et talents. Et humour.