Michael De Cock: “Les gens sont plus émus par une histoire inventée que par la vérité”

Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

L’art peut-il sauver le monde?” Cette question, lue sur une affiche promouvant Anvers Capitale européenne de la culture (en 1993), a profondément interpelé Michael De Cock quand il était étudiant. Elle sert de point de départ au nouveau livre de l’auteur, acteur, scénariste, metteur en scène et actuel directeur du KVS (le Théâtre Royal Flamand, à Bruxelles). Seule l’imagination peut nous sauver est une sorte de road-movie qui passe par Tomorrowland, où l’on croise entre autres la reine de la danse contemporaine Anne Teresa De Keersmaeker, le génie déchu Jan Jabre, la visionnaire Frie Leysen, mais aussi un immigré marocain sans papier et… Paris Hilton. À partir de ses souvenirs, Michael De Cock signe là ni vraiment un essai, ni vraiment un roman, mais en tout cas une déclaration d’amour au théâtre et une profession de foi dans la puissance de l’art.

Dans ce livre, il y a une phrase assez marquante en forme de paradoxe: “La vérité réside dans la chose inventée”. Qu’est-ce que ça veut dire?
Michael De Cock: Que toute bonne fiction vient de quelque part, d’un endroit très personnel. Même dans les dialogues, l’auteur est toujours là. La fiction, ce n’est qu’un mot. Et selon moi, raconter des histoires permet d’oser plus. Et puis il y a ce que j’appelle le “paradoxe de Bambi”: les gens sont plus émus par une histoire inventée que par du documentaire qui serait la réalité, la vérité. Les gens n’arrivent plus à comprendre, à sentir. Mais quand on leur raconte une histoire, oui. La compassion peut venir de la fiction. Un autre élément, c’est que dans la fiction, il n’y a pas que les intentions de l’auteur. Il y a quelque chose qui est dit en filigrane sur une époque, sur la nature humaine. Je suis en train de travailler avec
Jaco Van Dormael sur les Métamorphoses d’Ovide et on se rend compte que ce texte du tout début de notre ère parle beaucoup de violence contre des femmes qui n’arrivent pas à se défendre. C’était déjà dans ces récits. Moi je suis un enfant du “close reading” (“lecture attentive” en VF, NDLR): quand tu lis un texte, tout est déjà là.

Est-ce pour cela que vous êtes partisan de la mise en scène de textes du répertoire?
Michael De Cock: Oui. Je le dis à tous les metteurs en scène qui passent chez nous: prends un texte existant, essaie de le réinterpréter, pose-toi la question de ce qu’il signifie aujourd’hui. C’est enrichissant, pour l’artiste et pour le public. Dans la relecture, il y a une compréhension de la nature humaine. C’est une grande consolation pour moi ce pouvoir qu’a l’art. Et puis les arts de la scène ont la grande qualité de rassembler des gens. J’aime les salles bien remplies, où on sent l’énergie. J’adore l’endroit sacré qu’est le théâtre.

Vous écrivez que “quand on ferme les théâtres, on ferme la communauté, et pour une société c’est la fin”. C’est ce qui vous a poussé à vous battre pour rouvrir “de force” le KVS pendant la pandémie, en avril 2021, en lançant ainsi la réouverture des autres théâtres?
Michael De Cock: Oui, complètement. C’est un peu une hyperbole mais on ne ferme jamais un théâtre. Jamais. Le KVS a été fermé pendant la Seconde Guerre mondiale, après les attentats de 2016 et on le comprend. Mais pas comme ça, pas en sachant que le système de ventilation chez nous et dans les salles professionnelles est meilleur que n’importe où. C’est une honte, une honte totale.


Pourquoi sortir Seule l’imagination… maintenant
Michael De Cock: Une des raisons, c’est qu’il y a des élections qui arrivent. C’est un momentum. Il faut une bonne place pour la culture au niveau politique, avec un cabinet stable, qui a les moyens. Il faut aussi plus de fiction dans les gouvernements, plus de rêve et d’utopie. C’est ça le grand problème du politicien aujourd’hui: il travaille pour la semaine prochaine, ou même pour demain, et pas à longue échéance. Par rapport au changement climatique, aucun n’a l’audace de réfléchir aux mesures à prendre pour dans 15 ans. Je me fais beaucoup de souci par rapport à ce qui se passe en Flandre, mais aussi en Italie en ce moment. Je constate qu’en Flandre, il y a toute une génération de journalistes généralistes qui ne suivent plus du tout la culture, qui se vantent même de ne plus venir au théâtre. L’ancienne génération, ceux qui ont maintenant la septantaine, ils venaient. Il y a une déconnexion des journalistes politiques par rapport à la culture, du monde politique par rapport à la culture et d’un autre côté une déconnexion politique des journalistes culturels. J’ai une relation complexe en ce moment avec la presse alors que j’ai moi-même été journaliste (Michael De Cock a notamment réalisé des reportages sur l’immigration et sur les soins palliatifs, NDLR).

Le développement de l’IA est-il une menace pour l’imagination humaine?
Michael De Cock: L’humanité est toujours inquiète par rapport aux nouvelles inventions. Il y a par exemple eu beaucoup d’inquiétude quand le premier train est apparu. Donc ne soyons pas trop inquiets, essayons de trouver des règles. À la fin d’une présentation de mon livre, un ingénieur m’a demandé si je pensais que l’IA pourrait produire un jour un art émouvant, qui nous touche, écrire de nouveaux sonnets ou de nouvelles tragédies de Shakespeare. Alors oui, je suis sûr qu’un jour l’IA pourra écrire comme Shakespeare. Mais est-ce que ça m’intéresse? En fait, non. Parce que pour moi, l’art est avant tout un acte humain qui essaie de traduire une certaine incapacité, ou un manque, ou une douleur, qui essaie de communiquer avec autrui de façon différente. Et là, l’art ne peut que chercher et échouer, chercher encore et échouer à nouveau. Donc ça n’a pas de sens qu’une machine me trompe en écrivant du Shakespeare, et ça ne m’intéresse pas du tout d’avoir une copie de Shakespeare. Il ne s’agit pas de me divertir ou de me faire passer un bon moment. Ça, je m’en fous. J’aime les bons moments, soyons clairs, mais pour moi ce n’est pas ça l’art. Un jour j’étais à la Fondation Mirò à Barcelone, et mon fils de 13 ans a dit spontanément aucguide: “Moi aussi je sais faire ça”. Et le guide a répondu: “Mirò ne dessine pas comme un enfant, il est un enfant quand il dessine.” C’est ça la capacité de l’art: à tout moment on peut avoir à nouveau 9 ans. On peut comprendre ce qu’un autre humain essaie de nous raconter, même s’il est chinois ou mozambicain.

Dernière question: avez-vous vraiment rencontré Paris Hilton?
Michael De Cock: Oui, tout ce qui est dans le bouquin est vrai (rires).

Présentation du livre Seule l’imagination peut nous sauver : le 04/12 à 20h au Théâtre National, Bruxelles.

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