
Le Kunstenfestivaldesarts fête ses 30 ans. Tour d’horizon du programme.
Le Kunstenfestivaldesarts (KFDA pour les intimes) fête cette année son 30e anniversaire. Trois semaines de fête de et pour l’art. Survol de la programmation de cette édition, avec Daniel Blanga-Gubbay, actuel directeur artistique en duo avec Dries Douibi d’une machine culturelle qui voit loin.
On a rendez-vous tôt. Les locaux du Kunstenfestivaldesarts, au quai du Commerce, entre la place Sainte Catherine et la petite ceinture de Bruxelles, sont encore déserts. Daniel Blanga-Gubbay, lui, est là, pour un café, plein d’enthousiasme pour parler de la programmation du festival. D’emblée, il nous tend le programme. On remarque la note liminaire qui évoque Pier Paolo Pasolini. Peu avant son assassinat homophobe, il y a tout juste 50 ans, sur une plage d’Ostie, l’écrivain italien évoquait dans un texte paru dans la presse intitulé L’Article des lucioles les conséquences de «l’industrialisation, la pollution lumineuse et l’urbanisation». «En critiquant la course acharnée à la productivité –qui ne détruit pas seulement les lueurs délicates des lucioles mais aussi les aspects les plus magiques de la société, il nous prévenait des dangers de la conformité culturelle et du rejet de ce qui est considéré comme « non productif »», écrit Daniel Blanga-Gubbay.
Cela fait longtemps que l’équipe du Kunsten souhaitait mettre Pasolini à l’honneur. Alors, en cette année anniversaire, le Kunstenfestivaldesarts se donne le droit de remettre du global, de la magie et de l’instinct dans notre monde qui tourne parfois un peu trop droit. «C’est un combat, une résistance, confie son directeur artistique. C’est l’image de ce qu’on doit conserver, pour le monde, au niveau physique, bien sûr, mais aussi au niveau psychologique, métaphysique, politique. La lumière de la modernité est violente. C’est celle de la capitalisation, de l’économie. On doit se battre contre une culture homogénéisante. On doit se demander: qu’est ce qui est en train de disparaître aujourd’hui et qu’est-ce qu’il faut sauver. Les vies auxquelles on était habitué ne sont plus acquises, non seulement au niveau matériel, mais aussi au niveau immatériel, avec la culture et l’identité notamment.»
Daniel Blanga-Gubbay a fait appel pour cette programmation 2025 à des femmes qui laissent la parole à d’autres femmes. La danseuse et chorégraphe ivoirienne Nadia Beugré s’est inspirée des voix tues des femmes de son village natal, où elle est retournée pour un travail documentaire autant qu’artistique (Epique!, du 9 au 13 mai). Adeline Rosenstein, qui a grandi à Genève, étudié à Berlin et s’est installée à Bruxelles, autrice et metteure en scène de récits particuliers de résistances (Décris-ravage, Laboratoire poison, Transmission poison), fera entendre des voix de femmes de mouvements révolutionnaires dans Transformations opéra radio (du 19 au 23 mai). Il y aura aussi Lina Majdalanie, accompagnée de Rabih Mroué, qui dénonce le silence de l’Europe sur la Palestine (Four Walls and a Roof, du 18 au 22 mai).
Caché dévoilcarolina
Le festival souhaite donc faire entendre les histoires tues, oubliées, cachées ou mal nommées. Les mettre sous les feux de la rampe des lieux de Bruxelles, parfois méconnus eux aussi, qui accueillent le festival –on se souvient de la découverte de l’ancien cinéma saint-gillois, le Movy Club, l’an dernier pour la performance déconcertante de Carolina Bianchi sur l’univers de Chantal Akerman: We Do Not Comfortably Contemplate the Sexuality of Our Mothers.
Cette année, l’épicentre du festival, soit le lieu de rencontres, de débats, de fêtes, prendra place en son ancrage historique, le Beursschouwburg, à deux pas de la Bourse, à Bruxelles. Mais en dehors des lieux connus du public des arts vivants (Raffinerie, Théâtre Varia, Théâtre National, Océan Nord, KVS…), il accueillera aussi ses spectateurs à La Verrière à Anderlecht (pour un travail de recherche par le chorégraphe Trajal Harrell, Welcome to Asbestos Hall, du 17 au 24 mai), à la Bodéga à Molenbeek pour la présentation du travail entre opéra et podcast d’Adeline Rosenstein (Transformations opéra radio donc) ou sous les feuillus du Val du Bois des Béguines à Neder-Over-Hembeek pour l’introspection performative de Saodat Ismailova Arslanbob: The Healing Forest, du 20 au 24 mai.
Politique artistique
Parce qu’aller hors des lieux communs constitue l’ADN du Kunstenfestivaldesarts. «Le festival n’a jamais voulu de thématique, nous dit encore Daniel. Il souhaite être à l’écoute des artistes. Mais plus j’avance dans la programmation, plus je me rends compte que ça dessine de fortes lignes rouges.» Sur le monde que nous traversons. Soit une résistance à l’encadrement, qui passe parfois par l’excès scénique. On le verra dans les spectacles présentés au festival en première mondiale à Bruxelles. D’abord, en ouverture, le second volet de la série sur la masculinité Cadela força (nous vous avions parlé dans ces pages du premier volet présenté au festival d’Avignon en 2023) de Carolina Bianchi. Dans The Brotherhood, la dramaturge brésilienne interroge sa place en tant que femme à l’intérieur du théâtre, et la masculinité toxique qu’il dégage. «Elle questionne l’héritage des maîtres», explique Daniel Blanga-Gubbay. «Elle aborde la masculinité comme une fraternité qui rend les hommes intouchables, fait partie intégrante du système qui perpétue la violence à l’égard des femmes, mais continue malgré tout de susciter l’admiration dans le monde des arts», annonce le programme du festival.
Il y aura aussi la nouvelle création de Miet Warlop, dont le sportif et perturbant One Song continue à faire carton plein un peu partout après son succès en 2022 au festival d’Avignon. Dans Inhale Delirium Exhale, l’artiste visuelle belge poursuit son étude sur le dépassement de la fatigue et l’excès. Mette Ingvartsen (on avait applaudi la générosité de son Skate Park), présentera Delirious Night, composé de «danses folles et extatiques». Enfin, en clôture de festival, on pourra assister à la dernière création de Lia Rodrigues, Borda. Un travail délivré en première à Bruxelles, pour celle qui d’habitude crée au Brésil avant de voyager avec ses œuvres.
Quatre créations, quatre femmes, quatre grands lieux –KVS, Bodega, Halles de Schaerbeek, Theatre National. Une ligne dramaturgique qui n’est pas neutre, et que Daniel Blanga-Gubbay revendique.
La lumière de la modernité est violente. C’est celle de la capitalisation, de l’économie. On doit se battre contre une culture homogénéisante.
Ailleurs
Une ligne dramaturgique qui explore aussi l’ailleurs. L’Indonésie notamment, que Daniel connait bien. Avec entre autres le spectacle du danseur Mang Tri originaire de la province d’Ubud à Bali. Dans Dancing with Marya, il explore les relents colonialistes et touristiques qui hantent encore les danses dites «traditionnelles» de ce pays.
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L’ailleurs, c’est aussi où l’artiste se déplace. Comme la création de Wiliam Forsythe et Rauf «Rubberlegz» Yasit, qui se donnera –et c’est une première– en extérieur, le 11 mai, place de la Bourse. En accès gratuit. Enfin, en clôture, le spectacle présenté lors d’une des premières éditions du Kunstenfestivaldesarts, Faustus in Africa!, relecture du Faust par William Kentrigdge et la Handspring Puppet Company sera (re)joué au KVS.
Soulignons également la free school, cycle de discussions, conférences, workshops en parallèle du festival, baptisé cette année «The School of Fireflies». Pier Paolo, tes lucioles et tes combats, nous revoici.
D’hier à demain, comment appréhender le présent? Voici sans doute le fil tendu cette année pour l’anniversaire d’un festival qui veut faire lien, depuis 30 ans.
Kunstenfestivaldesarts, du 9 au 31 mai, dans divers lieux à Bruxelles.
Les Belges de l’étape
Le festival, qui a toujours voulu jeter un pont entre les arts du sud et du nord du pays depuis sa fondation par Frie Leysen et Guido Minne, invite de nouveau cette année la scène belge. Cela a été rendu possible notamment grâce à Plat(e)form(e), programme organisé main dans la main avec Kunstenpunt et Wallonie Bruxelles Théâtre Danses. Nous avons déjà mentionné ci-contre la participation au KFDA de l’artiste danoise basée à Bruxelles Mette Ingvartsen. Miet Warlop, également mondialement applaudie, défendra l’art belge et bi-communautaire, avec Inhale Delirium Exhale. Adeline Rosenstein et son théâtre documentaire et politiquement engagé sera de la partie avec Transformations opéra radio. Côté danse et corps, Louise Vanneste –accompagnée du plasticien Kasper Bosmans- explorera avec Mossy Eye Moor les liens entre les humains et les roches. La plasticienne Ann Veronica Janssens a elle accepté l’invitation des directeurs du festival à mettre en scène son univers, celui de 50 km of Atmosphere to Give a Deep Blue, dans le cocon historique de la Chapelle des Brigittines. Radouan Mriziga, dont on pourra également découvrir le travail à Avignon cet été, présentera lui Magec / the Desert. Le chorégraphe, né à Marrakech et basé à Bruxelles, interrogera ce lieu du désert, qu’on pense souvent comme vide et aride, en le repensant profond et riche. Abondant même.
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