Le Cirque Trottola invite le spectateur à une drôle de guerre

Le Cirque Trottola revient avec le spectacle Strano. © Fanchon Bilbille
Nicolas Naizy Journaliste

Dans son nouveau spectacle Strano, le Cirque Trottola laisse l’atmosphère guerrière ambiante en bord de piste pour un voyage pacifiste hors du temps. Le rire et l’émerveillement résonnent ici aux grandes orgues.

Quand sa silhouette de colosse surgit dans la brume d’une plaine (imaginaire) que fuient des «poilus» tout droit revenus des tranchées, Boudu nous raconte de sa voix tonitruante toute l’hébétude de ses compagnons d’infortune. Ce qu’ils ont vu sur le champ de bataille, ils ne l’ont pas compris. «Parce qu’il n’y a pas grand-chose à comprendre», nous répond son interprète Bonaventure Gacon, cofondateur du Cirque Trottola. On ne va pas se mentir: l’actualité internationale fait frissonner. La guerre est à nos portes, ne cesse-t-on de lire ou d’entendre, comme un refrain évident d’appel au réarmement et à une realpolitik belliciste. Bref, bonsoir la morosité! Et si le pari était de s’en échapper, de laisser cela à l’entrée d’un chapiteau de cirque? Et si, tétanisés par la sinistrose ambiante, nous répondions à une invitation à la poésie? Ce pari, c’est celui de Strano, nouveau spectacle de la compagnie française qui depuis plus de 20 ans pratique un art circassien à l’esthétique d’antan mais à l’écriture se conjuguant bien au présent.

Ne vous méprenez pas: Strano n’est pas là pour nous répéter la morale du genre «la-guerre-c’est-mal» (un peu tout de même) ou même pour documenter la géopolitique contemporaine. Le deal est vraiment de laisser les mauvaises nouvelles dehors: «On voulait évoquer la guerre comme si les clowns avaient entendu les informations ou vu la réalité par le trou de la serrure, l’ingurgitaient et, d’une certaine manière, la redonnaient. On n’a certainement pas voulu l’évoquer telle quelle parce que (il hésite)… on en a marre. A cette violence et à ce qu’elle raconte, le cirque devait apporter une poésie et une douceur. L’exercice n’était pas forcément facile. Il fallait en parler mais sans l’incarner. On voulait qu’elle reste à l’orée du bois.» Pacifiste donc, mais pas revendicateur.

Des ha ha et des oooooh libérateurs

Avec Titoune Krall, Bonaventure Gacon a développé un duo de clowns qui veut parler à tout le monde, aux petits comme aux grands. Elle, frêle pierrot posé sur les épaules de sa grande carcasse costaude et barbue à lui. Rejoints ici sur scène par l’acrobate Pierre Le Gouallec ou, en alternance, Sébastien Brun, ils s’évertuent à nous livrer des émotions brutes et pures: des ha ha et des oooooh aussi simples que libérateurs. Après plus de deux décennies de cohabitation avec Boudu et Rififi, leurs interprètes, de leur propre aveu, ne sont plus maîtres de ceux qui les guident dans leur écriture: «C’est étonnant, détaille Gacon. Quand je suis sur la piste, je ne vois plus du tout Titoune, mais Rififi. La magie opère. Ces personnages ont un rapport tellement brut et instinctif avec la réalité que tout ce qui est analytique, sérieux ou réfléchi est comme mis de côté pour qu’émergent l’instant, le rien, le ridicule, l’absolument délicieux, la rigolade, etc. Si on l’analyse avec ce côté un peu universitaire qu’on retrouve beaucoup au théâtre ou dans la littérature d’aujourd’hui, ça donne une distance intelligente et fameuse. Mais nous cherchons un peu à la dévoyer.»

La promesse de vouloir nous livrer un spectacle pacifiste en cette période anxiogène ne serait-elle pas un peu naïve? «Si les gens ont envie de dire que c’est naïf, ça me va, répond-il comme habitué à ce commentaire. S’ils ont envie de dire que c’est ridicule, ça me rend encore plus heureux. Justement, on n’a pas très envie de contrôler l’émotion du spectateur. Et l’une des forces du clown est de ne pas être commentateur de la réalité. En revanche, il est d’accord d’être la bourrique, le cœur même du problème et du ridicule.»

«A la violence de la guerre et à ce qu’elle raconte, le cirque devait apporter une poésie et une douceur.»

Orgue et trapèze

Le spectacle enchaîne les tableaux et les numéros: un trapèze capricieux, un «fauve» inattendu, un piano à queue toboggan, une échelle tourbillonnante comme la roue du temps sont les outils du rire, quand ça débloque, du frisson et de l’émerveillement, quand le mouvement s’accélère ou quand le geste se fait périlleux. Avec Trottola et sa maîtrise artistique millimétrée, l’agrès n’est jamais utilisé comme on s’y attend: «Comme on est présents depuis longtemps dans le milieu du cirque, on a envie comme spectateur d’être surpris par une invention, une façon de faire ou un agrès très particulier. Par exemple, ça nous a titillé de réutiliser le trapèze comme Titoune le fait: avec un trapèze qui monte et qui descend. C’est une manière de changer le commun, même dans le cirque. On essaie de ne pas être supérieur à l’agrès mais de le regarder par le dessous, par le ridicule, par le rien, par la petite porte.»

Le tableau ne serait pas complet sans évoquer l’instrument star de Strano. Comme la grande cloche l’avait été dans Campana, sa précédente création, l’orgue installé au-dessus de l’entrée de piste confère à l’ensemble une couleur singulière. D’abord grâce au talent de musicien (et d’acrobate, mais on vous laisse la surprise) de Samuel Legal, quatrième compère qui joue donc sur tous les plans et dans toutes les positions avec les trois autres interprètes. Avec ses tubes métalliques d’où sort une musique de cathédrale, l’objet donne ici une atmosphère hors du temps qui colle bien avec l’esthétique élégamment vintage de Trottola. Il en vient même à voler la vedette aux clowns quand les notes de Bach, Franck, Ligeti ou encore de Samuel remplissent de leur (amusante) solennité «un petit écrin hors temps et hors actualités» qui se plantera dans la prairie de Marchin, invité par Latitude 50, pôle des arts du cirque et de la rue et centre scénique de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Un chapiteau flambant neuf, constitutif de la volonté d’itinérance de la compagnie, «où des gens différents se retrouvent coude à coude à rire ensemble ou à être émus», pour bouleverser l’architecture de nos villes et campagnes comme nos esprits. L’essence même du cirque, finalement.

Strano, du Cirque Trottola. Du 28 mars au 5 avril, à Latitude 50, à Marchin.

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