
Lacrima, plongée dans les coulisses d’un atelier de couture et de la violence ordinaire
Lacrima, de la metteuse en scène et autrice Caroline Guiela Nguyen, raconte la vie d’un atelier de couture parisien et aborde la question du secret et des violences ordinaires. Un spectacle à voir les 20 et 21 mars au théâtre de Liège.
Lacrima, c’est l’histoire d’une robe de mariée. Et de tous ceux qui tournent autour d’elle. La robe a été commandée par le prince d’Angleterre pour sa future femme. Elle est exécutée dans un atelier parisien, avec la compétence et le savoir-faire d’un atelier d’Alençon, ville normande qui a donné son nom à un point de broderie, «dentelle entièrement réalisée à l’aiguille au fil de coton courant sur un parchemin de couleur verte. La technique nécessite pas moins de dix étapes de fabrication successives […]. Un centimètre carré de dentelle exige en moyenne sept heures de travail», peut-on lire sur le site de la manufacture des Gobelins, référence ancestrale en la matière. Une dentelle pour laquelle les couturières, parfois, oublient de respirer, monopolisées par leur ouvrage, en apnée pour se concentrer. Alors, elles ont développé une veille entre elles. Quand l’une est en apnée trop longtemps, une collègue la pousse pour qu’elle se remette à respirer.
La respiration. Celle qu’on n’a plus quand on travaille pour vivre en oubliant de vivre. Celle qu’on n’a plus quand on ne s’écoute pas, mais qu’on écoute plus fort que soi. Celle qu’on n’a plus quand son couple vacille, quand la violence s’y immisce, insidieusement. La respiration. Sans doute une des thématiques de ce Lacrima, spectacle fleuve donné au théâtre de Liège, dont on ne voit pas couler les presque trois heures tant il est passionnant, documenté et sensible.
Les mots et les maux
Une alchimie que l’on doit à Caroline Guiela Nuygen. Elle, fille d’une Vietnamienne et d’un pied-noir algérien, née dans le sud de la France dont elle a pris l’accent avant de faire du langage son travail. Le langage des mots. Et des maux, aussi. Celui des corps, surtout. La directrice du Théâtre national de Strasbourg n’a jamais appris le vietnamien par sa mère. Elle l’entendait parler au téléphone avec sa famille dans une langue qu’elle ne comprenait pas. Elle a appris le français, pour l’intégration, l’anglais, pour l’ouverture au monde, puis a compris que les mots ne sont pas tout. Les gestes disent beaucoup.
«Il ne faut jamais défaire un tissage de soie. Parce que dans chaque nœud se nichent les larmes d’une époque.»
Dans Saïgon, son spectacle sur un restaurant vietnamien –«ce genre de restaurant où on a tous été mais dont on ne connait pas la vie de ceux qui les font tourner»–, le personnage principal était une cuisinière. Dans Lacrima, elle raconte les corps de ceux rompus à la violence d’un monde de puissants que la vie des petites mains indiffère. Les corps des couturières de Paris, le corps d’une cheffe d’atelier épuisée, fliquée par son mari qui ne supporte pas qu’elle soit plus puissante que lui. Le corps d’un Indien, roi en son art de la broderie –c’est en Inde que se réalisent la plupart de ces objets de grande finesse– qui perd la vue. Le corps d’un autre Indien, roi en sa puissance, qui dirige et diligente par vidéos interposées. Le corps de celles qui voient la robe se dessiner, fil après fil, coup de fil après coup de visio, mais ne peuvent rien en dire. Le corps des femmes aux prises avec un patriarcat omniprésent. Avec un système de valeurs perverti. Les maux du secret, des choses qu’on ne dit pas, parce qu’on ne peut pas. Parce qu’il serait vain, honteux, tragique, d’expliquer la faille, le hors-cadre. Avec Lacrima, c’est une histoire de globalisation, de capitalisme de vie entre les pays et entre les êtres qui se déroule sous nos yeux. Tout ça dans l’esthétique et la prosodie de Caroline Nguyen. Directe. Efficace. Belle de simplicité.
Dans l’atelier
Lacrima est un spectacle de son temps, qui respecte l’histoire du théâtre. Un spectacle classique: une scène, un décor, des lumières, des personnages. Mais une scène qui vit, dans laquelle on est plongé. L’atelier, le travail des couturières est si réaliste qu’on se croirait au cœur de Paris, dans cette effervescence de création humble. Egalement réalisatrice, l’autrice et metteuse en scène utilise la vidéo au plateau, dans un souci de réalisme: des vidéoconférences entre la France et Mumbaï.
La vidéo, contrairement à d’autres spectacles qui y recourent dans un but d’esthétisation, permet de plonger dans le quotidien de l’atelier. Le spectacle est pétri de voyages et de rencontres. Il est peuplé de ceux qu’on ne voit jamais sur les scènes de théâtre, ces invisibles essentiels. Loin d’être un théâtre intellectuel, il est un théâtre de sensation, qui donne à voir sans misérabilisme et pose aussi la question: et si c’était par la fin que tout commençait? Si c’était par les conséquences d’un monde qui tourne fou qu’on pouvait se relever? Car la pièce commence ainsi. On ne divulgache rien le révélant: la cheffe d’atelier s’effondre, dès la première scène. A bout, de tout. La suite est comme une enquête pour comprendre comment elle en est arrivée là. A cet épuisement face à la violence, sociale, politique, sexiste, mondialiste.
Caroline Guiela Nguyen explique se pencher sur les détails –ici, elle fait littéralement dans la dentelle– pour dire les secrets et violences du monde. Avec Lacrima, son histoire des larmes, elle raconte, comme le dit une de ses protagonistes, «qu’il ne faut jamais défaire un tissage de soie. Parce que dans chaque nœud se nichent les larmes d’une époque». Regardons avec les larmes de notre époque, accompagnés du talent sensible et lumineux de l’autrice.
Lacrima
Les 20 et 21 mars au théâtre de Liège.
La cote de Focus Vif: 4,5/5
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