« Icirori » au Théâtre National: ce que brise l’adoption transraciale
Née au Burundi, ayant grandi à Mouscron, Consolate n’est pas une victime et n’en sera jamais une. La comédienne, autrice et metteuse en scène parle de son histoire sans en parler, abordant les non-dits de l’adoption transraciale dans Icirori, immersion sensible à découvrir au Théâtre National.
Elle a deux noms de famille. Celui de Consolata, qu’elle a dû abandonner sur le tarmac de Zaventem un jour de 1995. Consolata, qui a vécu le noir, la pluie et le silence et le drame de la forêt Kwitaba, durant la “Crise du 21 octobre 1993” -nom donné aux guerres civiles au Burundi, jamais finies. Consolata, arrachée à sa famille, qui a vécu les “mille premiers jours de la vie d’un enfant” d’un amour infini et salutaire. Et celui de Consolate, adoptée en Belgique, à Mouscron, “ville où elle était la seule Noire”. “L’adoption plénière, transraciale, est une adoption où on te coupe de toute filiation biologique, dit-elle. La violence, c’est qu’on n’explique rien. J’ai quitté un monde et je me suis retrouvée dans un autre, blanc, avec ses codes. Du jour au lendemain. Après, tu rentres dans des mécanismes de survie, un système d’adaptation, d’intégration. Je suis devenue comme les autres, raciste. J’ai eu une enfance, une adolescence et une vie de jeune adulte où je devais me dire que le Burundi n’existait pas. Si je faisais exister ce pays, ma couleur de peau, mon histoire, c’était me dire que tout ce que j’avais construit, comme personne assimilée à une personne blanche, n’existait pas.” Sauf que tout existe. Consolate le sait, elle qui tous les soirs parlait, comme un rituel, à ses parents morts dans la forêt Kwitaba. “De vraies conversations. Je leur racontais ma journée, ils me répondaient. C’était des âmes qui me donnaient le courage de supporter ma vie. Capitaline et Joseph m’ont donné la vie, ils me l’ont sauvée aussi.”
Langue et culture
Quand Consolata arrive en Belgique, à 6 ans, elle ne parle pas français mais kirundi, une langue complexe qu’elle ne parle plus aujourd’hui. Les personnes qui l’adoptent, encouragées par les structures d’accueil pourtant peu présentes, se tournent vers l’académie de la ville pour lui apprendre la langue: élocution, déclamation, théâtre… Un monde qui s’ouvre pour celle qui est désormais Consolate. “Quand je jouais, c’était un alignement des multiples moi. Je me sentais rassemblée. C’est à cette époque aussi, vers 10 ans, que je me suis dit que ma survie passerait par l’art.” Elle file au Conservatoire royal de Mons. “Mais là encore, on m’a menti. On m’a fait croire que j’étais comme tout le monde. Mais j’étais noire.” Et une Noire sur un plateau, ça raconte autre chose qu’un corps blanc. La claque est rude à la sortie du Conservatoire. “J’étais bonne comédienne. Mais on ne me prenait pas pour certains rôles: j’étais noire. Ça vient aussi du fait d’habiter un pays où il y a un déni de l’Histoire de la colonisation. On n’est pas suffisamment conscientisés pour dire “ton corps, il est comme ça”. Pendant toute mon adolescence, la beauté, ce n’était pas mon nez, ma bouche, ce corps. Il y a à la fois une idéalisation du petit bébé noir trop mignon, puis de la jeune femme exotique, panthère… mais pas de la réalité du corps noir, dans une société blanche. Sur scène, mon corps, c’est la représentation de la domination. Il est politique. À l’époque, je ne pouvais pas dire ça parce que j’avais eu droit à une seconde chance.”
Pourtant, malgré -ou peut-être, à cause- de ce refoulement, elle enchaîne les collaborations avec des metteuses et metteurs en scène belges… Jusqu’en 2016, où elle intègre et co-écrit un spectacle du Suisse Milo Rau, Compassion. The History of the Machine Gun. “J’écrivais mon propre rôle. Je me suis dit: c’est possible.” Possible de raconter le noir en elle, et la lumière. Possible de mettre le focus sur l’adoption transraciale, les violences subies, le chemin pour la vie. “C’est devenu une évidence: quelque chose pouvait se dire. Cesser d’être l’enfant adopté, pour devenir adulte adoptée, actrice de ma vie.” Commence alors un travail de recherche à la Bellone. « Je me suis enfermée dans une pièce avec un miroir. Je conscientisais que j’étais noire. C’est une période où j’ai beaucoup pleuré et beaucoup appris. Ça donnait lieu à des sorties de résidence en public.«
Très tôt, Consolate sait qu’elle ne veut pas trop de mots. Plutôt des ambiances, des plongées dans son monde intérieur, qu’elle ne veut pas dire, mais qui existe chez toutes et tous. “Ton trou noir à toi existe, nous explique-t-elle. Il n’est pas le même que le mien. Si je raconte le mien, je ne permets pas au tien d’exister. Si je le fais vivre, le tien pourra s’y reconnaître. La forêt, c’est mon espace traumatique. Il existe, pour Consolata. Je ne veux pas l’expliquer. Je veux plonger les gens dans cet espace pour qu’ils explorent leurs espaces.”
Voyage, voyages
Le nom de son spectacle, étape ultime de ce chemin de résidences et de rencontres, ce sera Icirori. “Icirori, c’est miroir en kirundi. Mais ça touche à l’universel. Ça veut dire: comment un humain peut sortir de lui le douloureux pour vivre avec. Tout le monde peut se reconnaître dans cette définition.” Pour accoucher de ce spectacle, outre les résidences, il y a eu des voyages avec son équipe. Un premier au Rwanda, “pays voisin, mais pas LE pays”. Histoire de faire une première plongée dans cette Afrique qu’elle ne connaît plus. “C’était étrange. Mon racisme intégré m’a fait me colorer les cheveux pour que les personnes de mon équipe puissent me retrouver, parmi les autres Noirs, forcément tous pareils. Après quelques jours, j’ai dû repartir: on me parlait en kirundi, que je ne comprenais et ne parlais plus.”
Puis il y aura l’autre voyage l’été dernier. Après avoir été contactée par sa sœur, sur le dos de laquelle elle s’échappait de l’horreur de la forêt Kwitaba. Cette Alice dont elle se rappelait confusément mais dont la survie lui avait été cachée. En juillet, Consolate, donnant symboliquement la main à la petite Consolata, s’est envolée pour le Burundi. Un voyage qu’elle a préparé artistiquement aussi, “par des rencontres en Belgique avec des personnes adultes adoptées”. “Avec ma scénographe, on a fait tisser à toutes ces personnes des racines d’arbres. Je suis partie avec cette forêt symbolique au Burundi.” Un voyage dont elle dit qu’il a guéri les collines, où les enfants adoptés sont des légendes urbaines. “Tous les villages ont leurs enfants partis en Belgique, jamais revenus. En rencontrer un, c’était quelque chose pour ces gens…” Puis il y a eu le retour, et l’écriture d’Icirori. Le postulat du spectacle est clair: “Tout le monde a envie que je raconte mon vécu de la guerre. Mais je ne donnerai pas ce qu’on attend de moi. Je ne suis pas à la mode. Il y a aujourd’hui sur les scènes un mouvement de mettre en évidence les minorités. Mais j’ai un corps avant le spectacle, une vie après. Je ne suis pas à la mode. Je suis.”
Et elle est. Femme, noire, issue d’un milieu ouvrier, qui a ouvert son premier livre à 20 ans, et qui occupe en ce mois de novembre le grand plateau du Théâtre National de sa sensible poésie avec un spectacle immersif, de peu de mots. Un spectacle qui dénonce la violence de l’adoption transraciale et l’omerta sur les sujets des colonisations, des dominations, quelles qu’elles soient. Et ça, c’est plus qu’un miroir de nos vies. C’est un chemin de batailles à gagner et un morceau d’humanité. Parce qu’aller à la rencontre de Consolate et de son art délicat, c’est oser faire entrer la lumière en soi.
Scènes nouvelles, le festival des premières fois (ou presque)
Scènes nouvelles, c’est un festival qui propose, en condensé et en un lieu, l’émergence de la scène actuelle en Fédération Wallonie-Bruxelles. C’est aussi un point de rendez-vous et de vie des spectateurs, professionnels et des familles durant quatre jours. Outre le très prometteur et immersif ICIRORI, de Consolate (son portrait dans Focus la semaine prochaine), on pourra y découvrir la nouvelle création du Théâtre National, Nostalgica, d’Alexis Julémont. L’histoire d’une famille, vivant loin de tout, qui se projette sur pellicule. Un mode de vie apparemment anodin qui révèlera failles et non-dits. Le spectacle sonore de Jennifer Cousin, Mode majeur de la fugue, promet quant à lui de réunir durant 20 minutes les mondes de l’art et de l’agriculture, qu’a priori rien ne relie. Deux performances, l’une de danse –The Mirror Stand, de Stanley Ollivier, manifeste pour l’identité- et l’autre de théâtre –Le Site, de Nicolas Mouzet Tagawa, sur les lieux et notre implication dans ceux-ci-, font également partie de la programmation. Citons encore le théâtralement plastique Abri ou les casaniers de l’apocalypse qui revient sur les situations de confinement, enfermant en un lieu six individus qui attendent la fin du monde. Enfin, la Montagne Magique collabore cette année au festival, en proposant l’essentiel, poétiquement musical et absolument incontournable, Dominique toute seule. Les spectacles sont tous au tarif unique de 9 euros et leur format court permet de les enchaîner lors d’une soirée composée.
Du 9 au 12/11, au Théâtre National, Bruxelles. Icirori se joue également aussi du 15 au 17/11, toujours au Théâtre National.
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