David Le Breton: “Il y a dans la représentation du sexe sur scène une approche symbolique de la mort et quelque chose de la déperdition de soi”
Au Théâtre National se joue actuellement Brefs entretiens avec des hommes hideux – 22 types de solitude. On pénètre le spectacle par la scène, et l’entrée d’un bungalow californien. Du hall, on voit, à deux pas de nous, un couple d’acteurs porno qui baisent. Réellement. On s’installe dans la salle, pour suivre une suite de scènes de solitudes masculines toxiques, tirées du roman éponyme de David Foster Wallace, magistralement mises en scène par Yana Ross. L’artiste aux origines lettone et juive, membre de l’équipe artistique de la Schauspielhaus de Zurich, déteste la notion de catharsis théâtrale et dit avoir frôlé l’excitation érotique en lisant ce texte: “David Foster Wallace écrit avec ses liquides, plus qu’avec les mots”. Mais le sexe sur scène, de quoi est-il témoin? Pour Ross, il est un révélateur sensible de la société postmoderne made in USA, couillue, perverse, capitaliste, violente, genrée, déshumanisée. Une façon d’éveiller le spectateur, aussi, comme le ferait un “Edward Hopper trash”. Interpellée par cette présence pornographique au plateau, nous avons interrogé l’anthropologue David Le Breton, spécialiste du corps.
Au fond, qu’est-ce que le sexe? Est-ce différent de la sexualité?
David Le Breton: Je dirais que dans le vocabulaire commun, le sexe renvoie à un comportement perçu comme vulgaire, alors que la sexualité est plutôt la référence à un comportement inhérent à la condition humaine. Attention, je parle de vocable commun, pas de définition scientifique.
Et la pornographie?
David Le Breton: C’est la mise en évidence de comportements qui normalement demeurent dans l’intimité d’une personne ou d’un couple et qui soudain sont mis sous les yeux de tous. On introduit dans le cercle profane ce qui appartient à l’intimité sacrée du couple.
Le sexe sur scène est-il pornographique?
David Le Breton: On est là dans un jugement de valeur. Le sexe sur scène, c’est retourner un certain nombre d’interdits pour susciter l’émoi chez les spectateurs: certains sortiront de la salle choqués, d’autres, émerveillés. Mais on est au théâtre, on parle d’un code partagé par tous. Le sexe en scène repousse les limites, on est dans “l’inter-dit” entre la scène et le public. Ça crée l’événement, parce que c’est toujours suffisamment rare que pour être épinglé. Toutefois, on a pu voir dès les années 80 l’émergence de la nudité, du corps dans l’art, par la scarification, notamment. Il y a aussi eu Jan Fabre, qui a fait couler le sang et les humeurs sur scène. Dans ce cas-là, comme pour le sexe non feint au plateau, on est dans une surenchère de transgression.
On est dans une société où la frontière entre l’intime et le public vole en éclats.
Qu’est-ce que ça dit de nos sociétés?
David Le Breton: Il faut rappeler la présence très forte de la pornographie. La plupart des consultations internet, même les plus anodines, débouchent aujourd’hui sur du porno. Il faut aussi souligner que le sexe réel, vu, sur scène, est un sexe désenchanté. Une simple évocation, quand le spectateur n’est pas voyeur, est plus puissante pour dire le sexe. Cette représentation de l’ultra-intime sur scène est en écho avec les réseaux sociaux, où les gens se dénudent de plus en plus. On est dans une société où la frontière entre l’intime et le public vole en éclats.
Est-ce une forme de violence?
David Le Breton: De nouveau, on est dans le jugement de valeur. Ça peut sembler violent, mais selon moi, il y a un côté absurde à renchérir sur la violence pour dénoncer cette violence. La question est davantage celle du statut de la gêne ressentie. Il y a de plus en plus de scènes de sexe au cinéma et ça ne date pas d’hier: pensez à Pasolini et Salò ou les 120 Journées de Sodome. Le théâtre arrive dans cette lignée, avec un certain retard, en tant que spectacle vivant. Je veux dire que c’est une conquête plus récente pour le théâtre d’afficher la nudité, la sexualité, les blessures délibérées. Et il ne faut pas oublier que dans la sexualité intime, il y a une forme de violence, parce que l’amour implique une déstructuration du langage, du corps, de la vie de tous les jours. Même dans le sadomasochisme, pour parler de la sphère privée, il y a un scénario très précis, un code pour que les personnes arrêtent si ça ne va plus. Mais parler de violence me semble abusif, sauf si il y avait non-consentement, des artistes comme du public. Je me rangerai plutôt du côté de Georges Bataille. Il y a dans cette représentation une approche symbolique de la mort et quelque chose de la déperdition de soi quand on assiste à ce type de scène. Il y a un retour du refoulé, dérangeant, qui entraîne la gêne. Il y a des positions, des visions, des substances… dérangeantes quand elles sont le fait des autres et débordent donc l’existence intime des partenaires. Léonard de Vinci soulignait déjà que les organes qui nous paraissaient les plus déplaisants étaient ceux liés au plaisir. L’artiste joue de ça. C’est un usage classique du détournement de l’interdit, qu’Artaud n’aurait pas dédaigné… dans les années 30!
Dans ce contexte de sexualisation de la société, comment situer les artistes, qui représentent cette société sur nos scènes?
David Le Breton: C’est délicat: chaque artiste va être confronté à ses limites. Prenez le film Le Dernier Tango à Paris. Marlon Brando a forcé sa partenaire, à la demande de Bertolucci, à avoir un rapport réel, non consenti. Ça a profondément meurtri Maria Schneider, dont les limites ont été percutées, alors que dans d’autres cas, les limites sont posées et des comédiens ou comédiennes acceptent de tourner des scènes de sexe explicite. Je pense qu’ils devront de plus en plus l’accepter, même si c’est à contrecœur, même quand c’est feint ou qu’il y a doublure. Il y a un déplacement des limites de chacun, artistes et public.
Observez-vous un retour du puritanisme, en ce qui concerne le sexe, et ce dans un environnement où il est omniprésent?
David Le Breton: Ça fonctionne ensemble, comme une arche. D’un côté, il y a une libération des mœurs, et de l’autre, par un effet pendulaire, le retour du puritanisme. J’ai analysé ceci dans mes écrits. Dans le transhumanisme, par exemple, il y a une volonté de liquidation des corps. La sexualité aux États-Unis se voudrait uniquement fonctionnelle, parce que la présence du corps et de tout ce qui est incontrôlable est perçue par certains hommes -il y a peu de femmes- comme une perte de temps. Nous sommes dans l’ambivalence au regard du sexe. Il faut penser la complexité des mondes contemporains et ne jamais se cantonner à un discours univoque. Dans nos sociétés, tout coexiste ou se conjugue.
David Le Breton
1953 Naissance au Mans.
1987 Doctorat en sociologie après des études de psychologie pathologique.
1989 Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg. Spécialiste des représentations du corps humain.
1999 L’Adieu au corps (Métailié).
2015 Disparaître de soi: une tentation contemporaine (Métailié).
2022 Le Sourire: une anthropologie de l’énigmatique (Métailié).
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