Critique scène: Qui a peur, une partition cinglante de Tom Lanoye
Pièce signée Tom Lanoye, Qui a peur garde du classique d’Edward Albee un bout du titre et la structure. Quant au fond, les tensions contemporaines explosent ici d’une acide et jouissive manière.
Chaque soir depuis longtemps, il la rejoue cette pièce d’Edward Albee. Qui a peur de Virginia Woolf ? est devenue depuis sa création en 1962 un classique du théâtre contemporain. Claire (Bodson) et Koen (De Sutter) connaissent bien cet affrontement de deux couples que tout oppose au départ mais que tout rapproche à la fin. Leur couple a survécu a bien des crises grâce à cette pièce. Elle a fait leur succès, elle leur prépare une maigre retraite, les dettes restant à éponger. Et le cynisme de Claire n’y changera rien. Ils continueront à la jouer tant qu’elle leur permettra de survivre. Ce soir, à la fin d’une « ultime » représentation exécutée en lecture automatique, Koen a prévu de recevoir les deux jeunes comédiens qui reprendront les rôles de leurs antagonistes à la saison suivante. Lorsque Leïla (Chaarani) et Khadim (Fall) les surprend en pleine dispute, ils ont tôt fait de se demander ce qu’ils sont venus faire dans cette galère.
Qui a peur, c’est avant tout l’histoire d’un couple usé, celui de deux comédiens qui voient leur carrière commune prendre l’eau, confinés qu’ils sont à rejouer sans cesse la même pièce – « ringarde », assène Claire dans son solo d’ouverture face au miroir de sa loge. Apparaissant plus affable et pragmatique, Koen semble supporter les énièmes jérémiades de sa compagne. Leur vie est un théâtre désolé, ces deux-là s’épaulant malgré les difficultés, l’alcool aidant tantôt à exacerber, tantôt à apaiser les tensions. Ils ont tout donné à leur métier – plutôt qu’à leur couple ?
Poker acide
Mais Tom Lanoye ne pouvait s’arrêter à la simple querelle de ménage convoquant de multiples oppositions dans un texte multipliant les flèches affûtées. L’auteur et dramaturge flamand se délecte à les distiller tout au long du spectacle. Opposition générationnelle d’abord : la rencontre des deux « anciens » avec Leïla et Khadim les confronte à leur statut d’acteurs dépassés. Raciale et sociale ensuite : les jeunes acteurs mettront en exergue les éléments périmés d’un classique du théâtre contemporain à l’aune des revendications décoloniales, inclusives et égalitaires. Les petites misères de couples bourgeois blancs, très peu pour eux. Ce qu’il faut c’est se battre pour la cause de l’avenir. Théâtrale enfin : la beauté du geste artistique a laissé place à des préoccupations plus terre-à-terre pour Koen. Engager Leïla et Khadim, c’est s’assurer l’indispensable subvention pour éviter la banqueroute. Ici chacun a sa partition à jouer dans chacun des tableaux. Elle n’est évidemment pas toujours celle à laquelle on s’attendait. Chaque personnage à ses cartes à jouer : l’opportuniste, l’ironique et pla rofondément sincère aussi. Un brelan qui fait voler les préjugés en éclats après les avoir clairement nommés.
Pour la première mise en scène en français de Wie is bang, Aurore Fattier compose admirablement son quatuor : Claire Bodson accomplissant une prestation admirable apportant la causticité et l’explosive fragilité de son personnage de femme qui se désole d’avoir laissé filer les années. Koen De Sutter, qui avait lui-même monté la pièce en néerlandais, joue bien son revers de la médaille, filou, limite retors. Leïla Charaani et Khadim Fall, sans doute un peu plus lisses dans leur jeu, exposent bien leur dilemme de s’emparer d’un système qu’ils exècrent, parce qu’il les a modelés. Quitte à laisser tomber leurs idéaux. La scénographie de Prunelle Rulens place le public comme en fond de scène d’une pièce acide et cinglante dans sa manière de nous parler du théâtre comme il se fait aujourd’hui et le monde dans lequel chacun tente de trouver sa place. Lucide.
Qui a peur, de Tom Lanoye, mise en scène d’Aurore Fattier. Jusqu’au 5 mars au Théâtre Varia à Etterbeek. www.varia.be
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