Au D Festival, le chorégraphe Hippolyte Bohouo invite à tenir bon
Six chorégraphes, cinq créations. Le D Festival se donne pour challenge de présenter des projets émergents en danse. Dont Saturation de Hippolyte Bohouo, une évocation rythmée des doutes et épuisements des artistes.
Le spectacle vient de l‘idée de saturation des corps, des pensées. » Le danseur et chorégraphe Hippolyte Bohouo marque un temps de pause. « De l‘empêchement des pensées« , poursuit-il. Saturer de cette sensation de venir d’ailleurs, de ne pas être d’ici. Pour Bohouo, artiste ivoirien installé à Bruxelles, ce trop-plein s’est soldé par un burn out. « En tant qu’immigré, l’image qu’ont nos compatriotes, quand on arrive en Europe, est celle de celui qui a atteint l’Eldorado. Quand j’étais à Abidjan, personne ne prenait de mes nouvelles. Ici, on m‘appelle. » Une saturation que l’artiste -comme bon nombre de ses confrères et consœurs- ressent aussi dans son travail et qui s‘est accentuée après le Covid. Il a reçu des subsides pour une première partie du travail -« On a eu une aide à la recherche, on pensait avoir l’aide à la création« -, puis plus rien. D’abord, on ressent comme une validation de son travail. Ensuite, on la perd. Son spectacle Saturation traite donc aussi de cette absolue nécessité de courir partout, tout le temps. Un appel de l’extérieur, constant.
Joëlle Kepenne, directrice du Marni, explicite: « Les artistes chorégraphes et danseurs doivent se battre. Ils doivent s‘entraîner tous les jours, ne pas laisser leur corps au repos. Les blessures sont possibles, entraînant des modifications de disponibilités. » Donc des modifications de revenus en plus de la pression artistique. Le D festival se propose d‘accompagner les artistes (presque) émergents ou n’ayant pas de subsides pluriannuels, et qui sont donc en situation de fragilité. Avec tout ce que ça entraîne: ils doivent trouver des structures qui acceptent de les montrer, avoir une proposition de diffusion. Sans ça, leur situation déjà complexe est financièrement intenable.
Work in progress
C‘est dans ce contexte précaire qu‘Hippolyte Bohouo s’attelle à créer Saturation, pour une première présentation le 6 avril au Senghor à Etterbeek. À deux semaines de la première, comment expliquer ce que le spectacle sera concrètement? « C‘est encore en travail. Je bosse notamment avec un danseur longiligne au tempo lent par sa physionomie et une pile électrique qui court partout. Cette dernière doit travailler sur la robotisation, et en même temps un rythme de petite souris. » Avec des envies de plus: un travail avec le chorégraphe Kenzo Kusuda sur le butô, notamment.
Puis l’artiste de parler de ce qui fait son art, sa sensibilité. Son premier spectacle créé en Belgique, L’Inconnu, pièce de Vagba Obou De Sales, traduisait son choc ressenti face aux médias annonçant la mort de personnes SDF dans l’indifférence. Zouglou (2019) était un solo d’expiations physiques et graphiques sur les injustices. Hippolyte Bohouo nous parle de son combat à faire parler son art, des forces politiques en présence, des multiples sollicitations et du dilemme dans lequel le conduit sa situation d’artiste africain. Être étiqueté comme tel: « L’essentialisation, c’est quelque chose contre lequel j’étais. Mais si tu ne sers pas ce qu’on attend, tu prends le risque d’être verrouillé. Est-ce que l’intérêt ou l’intelligence ne serait pas de jouer le jeu d’abord, avant autre chose? Est ce que beaucoup de chorégraphes d’origine africaine ne jouent pas là-dessus? Servir du traditionnel dans les créations contemporaines. Tenir ce discours pourrait sembler un discours de rejet de sa culture. Ce qui n’est pas le cas. Je suis dans un endroit où j’ai envie de parler de ce qui me touche. Mais quand j’ai parlé de Saturation, on m’a rapidement ramené à la Côte d’Ivoire. Or je suis un artiste qui a envie de parler de choses sans contrainte esthétique, et je suis obligé de présenter des choses en lien avec ma culture pour satisfaire le besoin -pardon de le dire comme ça- de la culture blanche et ses projections sur la culture africaine.«
Encore et toujours de la saturation de répondre aux attentes dans un monde qui prône la productivité et essore l’humain. Saturation met en forme sur le plateau le challenge que s’est imposé Hippolyte Bohouo à vouloir parler de lui dans toute sa complexité et s’adresser au monde dans son universalité.
Voyages dansés
Festival de l’émergence chorégraphique bruxelloise, le D Festival proposera six spectacles aux thèmes et disciplines variés. Des solos de Youri de Gussem et de Fanny Brouyaux aux duos composés par Léa
Vinette et Hippolyte Bohouo, le spectateur assistera à des plongées dans l’intime qui traiteront tout autant de migration, de résistance et d’héritage. Dans Désintégration culturelle, la chorégraphe et poétesse Nadine Baboy alliera le chant à la danse pour évoquer son parcours du Congo à la Belgique. Dans une forme tout aussi hybride, Maria Eugenia Lopez fera de la marche un geste d’errance et de survie dans March On! Avec le Mini D festival, l’événement ouvrira aussi les yeux des plus jeunes à la danse
contemporaine du 10 au 28 avril. Une extension qui s’étalera dans sept lieux de la région bruxelloise.
D Festival, du 03 au 13/04 au Théâtre Marni et à l’Espace Senghor, Ixelles et Etterbeek.
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